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Enregistrements clandestins et relations de travail, des liaisons dangereuses

MANAGEMENT RH / QVT || Réglementation / droit social
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26/01/2024 - Sébastien MILLET

En matière de santé et de sécurité au travail, les exigences de formalisme documentaire sont très nombreuses : DUERP, registres, notices, PV de réunion, rapports, etc.


Tout cela à des fins d’information, mais aussi de traçabilité probatoire. Les tribunaux se montrent très exigeants sur la capacité de l’entreprise à documenter ses actions et justifier ses arbitrages en matière de prévention.

Dans le débat judiciaire, la preuve est le nerf de la guerre... Trop même parfois, lorsque le formalisme vient occulter l’appréciation d’autres aspects organisationnels ou humains.

La preuve d’un fait ou d’un droit peut toutefois être apportée « par tout moyen » dit-on, ce qui ouvre la voie à l’utilisation d’autres supports ou formats probatoires.

Si le recours aux témoignages est classique, les nouvelles technologies favorisent particulièrement le recours à de nouvelles méthodes probatoires à disposition de tout un chacun au quotidien, y compris au travail (smartphone, réseaux sociaux, etc.).

Conséquence induite, la porosité entre la sphère de vie professionnelle et extra-professionnelle devient de plus en plus forte (p. ex. en matière de harcèlement moral ou sexuel, de discrimination, etc.).

Toutefois, tout n’est pas permis !

A côté du risque de surveillance pour les travailleurs, on voit aussi émerger à l’opposé de nouvelles pratiques de la part de collaborateurs, très contestables, consistant à réaliser des enregistrements « sauvages » (vidéo ou audio) d’échanges lors de réunions, d’entretiens, ou tout simplement au cours du travail.

Cette facilité de captation en un simple clic, le plus souvent clandestine, nécessite d’alerter sur plusieurs éléments :

  • Tout d’abord, une régulation paraît nécessaire, car cela peut gravement nuire à la qualité des relations de travail en créant un climat de surveillance et de suspicion généralisé au sein de l’entreprise, facteur évident de RPS.

    De plus, savoir que l’on est susceptible d’être enregistré à tout moment est profondément attentatoire aux libertés fondamentales, à commencer par la libre expression au travail et en-dehors, puisque cela peut conduire à une forme d’autocensure.

    Au plan des principes, cela doit être combattu.

  • Au plan judiciaire ensuite, en matière pénale, la jurisprudence considère traditionnellement qu'aucune disposition légale ne permet au juge répressif d'écarter les moyens de preuve produits par des particuliers au seul motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale (contrairement aux agents de l'autorité publique qui doivent respecter le principe de loyauté et s’abstenir de tout stratagème). Il en va de son intime conviction du point de vue de la manifestation de la vérité.

    Toutefois, il faut d’emblée préciser que l’auteur d’un enregistrement illicite peut se retrouver dans une situation « d’arroseur arrosé » et faire l’objet de poursuites pénales sur le fondement des articles 226-1 et suivants du Code pénal, qui répriment certaines atteintes à la vie privée par captation d’image de parole ou de localisation. 

    Ajoutons que du point de vue de la protection des données à caractère personnel, la CNIL veille au respect par les responsables de traitement et leurs sous-traitants des nombreuses exigences du RGPD, sur la base d’une doctrine de protection très stricte, dont la violation est passible de lourdes sanctions.  

  • En matière civile, la jurisprudence vient de connaître une évolution majeure fin 2023 ; par alignement avec la position du juge européen en matière de droit au procès équitable, les preuves illicites ou déloyales ne seront plus systématiquement irrecevables :
    « (…) il y a lieu de considérer désormais que, dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi » (Cass. Ass. Plén. 22 décembre 2023, n° 20-20648).

    Il s’agit là d’une ouverture importante pour les débats judiciaires, tant côté employeur que côté salarié.

    Toutefois, il n’est pas question pour le juge civil d’admettre n’importe quelle preuve illicite (=illégale ou irrégulière) ou déloyale (clandestine).

    La grille de lecture tracée pour une application au cas par cas est très stricte.

    En témoigne une récente décision rendue dans ce prolongement, au sujet de la production d’un enregistrement par le salarié de son entretien avec les membres du CHSCT désignés pour réaliser une enquête sur l'existence d'un harcèlement moral de l'employeur.

    Sur le même visa des nouveaux principes, la Chambre sociale de la Cour de cassation valide le rejet de cet enregistrement clandestin, au motif qu’il ne présentait pas un caractère indispensable pour le droit à la preuve du demandeur, compte tenu des autres éléments disponibles et laissant présumer l’existence d’un harcèlement :

    « (…) la cour d'appel qui a, d'une part relevé que le médecin du travail et l'inspecteur du travail avaient été associés à l'enquête menée par le CHSCT et que le constat établi par le CHSCT dans son rapport d'enquête du 2 juin 2017 avait été fait en présence de l'inspecteur du travail et du médecin du travail, d'autre part retenu, après avoir analysé les autres éléments de preuve produits par le salarié, que ces éléments laissaient supposer l'existence d'un harcèlement moral, faisant ainsi ressortir que la production de l'enregistrement clandestin des membres du CHSCT n'était pas indispensable au soutien des demandes du salarié, a légalement justifié sa décision » (Cass. Soc. 17 janvier 2024, n° 22-17474).

    Cela appelle à la vigilance en pratique.

    On en pense notamment au domaine des enquêtes internes (harcèlements, lanceurs d’alerte, etc.), de plus en plus répandues en entreprise.

    Dit autrement, il pourra s’avérer inutile -et risqué- de chercher à obtenir des preuves de manière illicite ou déloyale dès lors :

    • que cela serait excessif au regard de l’objectif probatoire (ex : atteinte disproportionnée à la dignité, à la crédibilité d’une personne ou à sa  vie privée) ;

      et/ou


    • qu’il existe par ailleurs d’autres éléments disponibles permettant d’exercer le droit à la preuve, en sorte que l’intéressé n’est pas totalement privé de la possibilité de faire la preuve de ses droits.


Comme dit l’adage, la fin ne justifie pas les moyens ...