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L’obligation de sécurité et de protection de la santé, toujours plus loin …

MANAGEMENT RH / QVT || Réglementation / droit social
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08/12/2023 - Sébastien MILLET

L’obligation de sécurité de l’employeur, rebaptisée désormais obligation de sécurité et de protection de la santé pour bien mettre en avant son double visage, ne cesse de voir ses contours évoluer.


En témoignent ce mois-ci deux nouvelles décisions rendues en matière de faute inexcusable, qui sans créer totalement la surprise, viennent néanmoins repousser un peu plus les curseurs de l’obligation.

Au passage, elles interrogent les pratiques et la démarche de prévention en entreprise :

  1. L'employeur ne peut s'affranchir de son obligation de sécurité par la conclusion d'un contrat prévoyant qu'un tiers assurera cette sécurité 

(Cass. Civ. 2ème 16 novembre 2023, n° 21-20.740)

L’arrêt est rendu dans le cadre de l’affaire du crash d’hélicoptères en Argentine à l’occasion du tournage de l’émission de télévision « Dropped », qui avait causé le décès de 10 personnes.

Parallèlement à un volet pénal complexe, l’employeur (société de production française) est condamné par la juridiction de la Sécurité sociale sur le fondement de la faute inexcusable de l’employeur.
Décision confirmée par la Cour de cassation, qui approuve les juges du fond d’avoir considéré, dans leur pouvoir souverain d’appréciation des faits, que :

  • (1er critère) l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger résultant du vol en formation rapprochée de l'hélicoptère dont son salarié était passager, ce qui présentait un risque qu’il a choisi de prendre à l’origine directe et certaine de l’accident mortel du travail (l'employeur avait pris la décision d'organiser le vol des deux hélicoptères en formation rapprochée à faible distance pour des prises de vues, selon un scénario défini par lui dans le cadre du tournage de l'émission de télévision) ;
  • (2e critère) l’employeur n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver son salarié du danger en ne prenant pas toutes les précautions qui s'imposaient.

    En l’occurrence, les juges justifient leur décision par le fait que d’autres mesures auraient permis de préserver la sécurité et auraient dû être mises en place (exclure la possibilité d'un vol en formation ou modifier les trajectoires de vol, réalisation d’un vol d'essai sans passagers, vérification d'existence d'un moyen de communication entre les aéronefs ou avec le sol, mention d'un risque de collision dans le plan de sécurité et de sûreté). Autant de carences faisant « pencher la balance », puisque si la faute inexcusable est en principe une faute prouvée, l’employeur doit être en mesure de justifier d’avoir accompli les diligences de sécurité nécessaires.

Justement, c’est sur ce point qu’intervient l’apport de la décision, en considérant sous forme d’attendu de principe que « l'employeur ne peut s'affranchir de son obligation de sécurité par la conclusion d'un contrat prévoyant qu'un tiers assurera cette sécurité ».

En l’espèce, les sociétés tierces qui sont intervenues pour assurer les prestations techniques et de sécurité « demeuraient sous la supervision, la direction et le contrôle de l'employeur », en sorte qu’il ne pouvait s’exonérer en invoquant leur avoir délégué cette responsabilité.

Si la responsabilité peut éventuellement être aménagée contractuellement dans les rapports entre le donneur d’ordres et son prestataire, l’employeur reste en revanche primo-responsable du point de vue de la relation de travail.

Dans un registre similaire, la responsabilité pénale n’est pas délégable à un tiers extérieur à l’entreprise.

Derrière ce principe, le message est sans doute de ne pas « déresponsabiliser » les employeurs via la conclusion de contrats, ce qui appellent donc à une grande vigilance, tout particulièrement lorsqu’il est fait appel à un professionnel spécialiste de la sécurité.

On touche ici à l’ordre public.

Reste toutefois un questionnement ouvert par l’arrêt : qu’en serait-il si, s’agissant ici d’une activité réalisée à l’étranger avec des besoins logistiques très particuliers, les salariés avaient été pris en charge par un prestataire intervenant sans supervision, direction et contrôle de l'employeur ?

Sans doute convient-il ici de rester très prudent vis-à-vis d’une interprétation a contrario, car rien ne semble indiquer que l’employeur aurait pu dans ce cas s’exonérer de sa responsabilité, y compris en invoquant l’absence de conscience d’un danger (1er critère) … 

  1. La faute inexcusable est présumée en cas de signalement à l'employeur du risque qui s'est matérialisé par un accident du travail


(Cass. Civ. 2ème , 16 novembre 2023, 22-10.357)

Le principe de la faute inexcusable, faute prouvée, souffre deux exceptions au plan légal, dont celle prévue à l’article L4131-4 du Code du travail : « Le bénéfice de la faute inexcusable de l'employeur prévue à l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle alors qu'eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité social et économique avaient signalé à l'employeur le risque qui s'est matérialisé ».

Dans ce cas, la loi présume l’existence d’une conscience du danger.

Ainsi, tout signalement de situation potentiellement dangereuse doit impérativement conduire l’employeur à une réaction-réflexe appropriée afin d‘éviter la survenance d’un accident du travail.

Cela est particulièrement illustré dans cette affaire, pour laquelle le salarié, qui occupait un poste de chauffeur routier, justifiait avoir alerté sa direction sur son état de fatigue important lié à l'absence de repos durant la nuit passé aux urgences pédiatriques pour son enfant, et avait été ensuite victime d’un accident de la route le jour même.

A noter que le salarié, victime, avait été condamné pénalement pour violation manifestement délibérée d'une obligation de prudence ou de sécurité prévue par le Code de la route, en raison de son écart de conduite dangereux à l’origine de l’accident.

Dans le cadre du contentieux social, les juges retenaient néanmoins que le salarié, dont le poste de chauffeur nécessite un état de vigilance particulièrement soutenu, avait signalé à son employeur une situation de fait de nature à le mettre en danger.

L’exigence de « signalement » visé par la loi est appréciée de manière très libérale puisqu’en l’espèce, le salarié avait simplement informé son employeur de ce qu'il était fatigué à cause d'un souci personnel de son enfant.

Or, pour la Cour de cassation, cela est suffisant pour caractériser le risque signalé à l'employeur et présumer la faute inexcusable.

Point important, il n’est pas exigé ici que le salarié ait sollicité et encore moins exercé son droit de retrait, dès lors qu’il existe un lien établi entre la fatigue signalée et les fautes de conduite de la victime à l'origine de l'accident.

Il y a donc ici une décorrélation entre le droit d’alerte/ retrait en cas de danger grave et imminent, prévu à l’article L4131-1 du Code du travail, et la faute inexcusable de droit prévue à l’article L4131-4, même si ces textes relèvent d’un même chapitre dans le Code du travail. 

Cette décision est susceptible d’avoir de nombreuses implications compte tenu des enjeux actuels autour du thème de la (sur)charge de travail, du surmenage et de l’épuisement …

Cela illustre la très forte porosité entre d’une part, la santé mentale, la santé physique et la sécurité (« one health » - cf. Cass. Soc. 10 février 2016, n° 14-26.909 : « la santé mentale est une composante de la santé ») ; et d’autre part, la sphère personnelle et l’activité professionnelle.  

Une vigilance particulière est donc requise en cas de signalement d’un « risque » (il semblerait plus approprié de parler ici de situation dangereuse), surtout s’agissant des salariés occupant des postes nécessitant une vigilance importante.

Mais quid également des situations de fragilité personnelle, par exemple pour des salariés aidants ?   

L’entreprise doit être attentive aux « signaux faibles », qu’il s’agisse d’alertes comme de simples signalements, afin de prendre les mesures appropriées.

C’est également valable sur le terrain du droit du travail, étant rappelé qu’il a été proposé par le CESE d’intégrer aux principes généraux de prévention de l’article L4121-2 du Code du travail (qui constituent la grille de lecture des tribunaux concernant le respect de l’obligation de sécurité), celui d’« écoute » des travailleurs. 

Cette exigence de prendre en compte les signaux faibles a été très bien été illustrée dans une précédente affaire, dans laquelle un manquement à l’obligation de sécurité avait été retenu concernant la survenance d’un malaise alors que l’employeur avait conscience d’un état de stress lié à la prise de nouvelles fonctions et n’avait pas pris les mesures nécessaires (Cass. Soc. 5 juillet 2017, n° 15-23.572).

Plus généralement, les entretiens de suivi de la charge et du rythme de travail sont un incontournable managérial, que la jurisprudence a régulièrement l’occasion de rappeler du point de vue de l’obligation de sécurité et de protection de la santé (cf. encore récemment Cass. Soc. 13 avril 2023, 21-20.043), particulièrement concernant les salariés sous forfait annuel en jours.