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Arrêt d’activité ordonné par l’inspecteur du travail : quand le juge suspend la décision de suspension

MANAGEMENT RH / QVT || Réglementation / droit social
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28/07/2023 - Sébastien MILLET

Parmi la panoplie des moyens d’action dont dispose le système d’inspection du travail pour faire assurer le respect des règles en matière de santé et sécurité au travail, figure notamment la procédure d’arrêt temporaire d’activité au sein d’un établissement.


Cette procédure vise le constat spécifique d'une exposition de travailleur(s) à un ou des agents classés CMR, avec situation dangereuse résultant d'une infraction réglementaire de dépassement d'une VLEP et/ou d'une absence ou insuffisance de mesures et moyens de prévention mis en place (C. Trav., L4721-8 et L4731-2).

Elle obéit à un régime procédural strict, compte tenu du caractère particulièrement coercitif d’une telle mesure pour l’entreprise. A commencer par l’exigence d’une mise en demeure préalable, afin de permettre à l’employeur de remédier à la situation dangereuse via la mise en place d’un plan d’action et de mesures de protection immédiates.

Ce n’est en définitive qu’en cas de constat d’une persistance de la situation dangereuse, au terme de ce processus contradictoire et du délai imparti à l’employeur, que l’inspecteur du travail est alors habilité à ordonner lui-même, par décision motivée, un arrêt temporaire d’activité, immédiatement exécutoire, et applicable jusqu’à ce que l’agent de contrôle autorise la reprise d’activité.

… A moins que le juge administratif ne vienne ordonner la levée de la décision d’arrêt d’activité.

Cette hypothèse vient d’être illustrée dans une décision médiatisée concernant un arrêt d’activité dans une aciérie (Tribunal administratif de Marseille, 6 juillet 2023, n° 2306094).

En l’espèce, l’employeur a saisi le juge administratif en référé sur le fondement, non pas de l’article L4731-4 (qui vise la contestation de la réalité du danger ou de la façon de le faire cesser), mais de l’article L521-2 du Code de justice administrative *, permettant en cas d’urgence, de solliciter le juge des référés pour ordonner à très bref délai (sous 48 heures) toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle l’autorité administrative aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale.

*A noter que dans un registre connexe, lié à l’environnement, ce texte a récemment fait l’objet d’une évolution jurisprudentielle majeure, via la reconnaissance par le Conseil d’Etat du principe selon lequel le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé présente le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L521-2 et permet donc d’utiliser cette voie de référé administratif (cf. Conseil d’Etat 20 septembre 2022, n° 451129).

On imagine d’ailleurs que la montée en puissance des contraintes réglementaires imposées par les enjeux de transition écologique ne manquera pas de se heurter de plus en plus à une invocation des libertés individuelles fondamentales, ce qui constitue un enjeu juridique majeur dans les réflexions sur le curseur de la « transition juste » … Précisons toutefois que la jurisprudence considère depuis peu que la protection de l'environnement, en en tant que patrimoine commun des êtres humains, constitue un objectif de valeur constitutionnelle pouvant justifier des atteintes à la liberté d'entreprendre (cf. Cons. const. 31 janv. 2020, QPC n° 2019-823 ; Conseil d’Etat 6 août 2021, n° 450228).

Typiquement, ce type de contentieux nécessite d’opérer une balance entre les enjeux de protection de la santé et la protection des intérêts de l’entreprise, mais aussi plus largement, de ses parties prenantes, ce qui s’étend à des considérations environnementales, comme en l’espèce.

Dans une entreprise industrielle, une décision d’arrêt temporaire n’est pas une mesure anodine.
Comme les grands arrêts de maintenance, un arrêt complet des installations impose une lourde préparation et ne peut être simplement réalisée en appuyant sur un bouton « off » ! 

Au terme d’une décision très motivée sur le plan factuel et juridique, le Tribunal retient ici que l’employeur justifiait bien de la condition d’urgence, en considérant qu’« (…) au regard des conséquences liées à l'arrêt immédiat - et jamais réalisé simultanément - des deux hauts fourneaux et de l'exploitation de l'aciérie, qui est l'un des éléments centraux d'un processus de production complexe comportant plusieurs unités qui seront toutes impactées par cet arrêt, constituées d'une part par la perte immédiate de chiffre d'affaire de 2,2 millions d'euros, auxquels s'ajoutent des coûts journaliers supérieurs à un million d'euros (…) et, d'autre part, par les conséquences dommageables à court et moyen terme pour l'outil de travail et les milliers d'emplois internes ou induits concernés, ainsi qu'indirectement sur l'environnement compte tenu du processus mis en oeuvre qui (…) implique de recourir à des procédés extrêmement polluants et notamment le dégagement d'importantes quantités d'oxyde d'azote (…) ».

Partant de là, la décision administrative était-elle proportionnée ? (deuxième temps de l’analyse)

Après avoir pris en compte l’exigence impérieuse de protection de la santé publique *, et effectuée une analyse très détaillée de la procédure suivie, le Tribunal retient qu’au vu des diligences globales mises en oeuvre par l’employeur (3 plans d’action et de remédiation successifs à quelques jours d’intervalle), la décision d’arrêt, outre le fait qu’elle était intervenue selon une procédure irrégulière, n’était plus adaptée ni proportionnée au jour du jugement.

* Ce qui n’est pas sans rappeler la fameuse jurisprudence judiciaire reconnaissant qu’une réorganisation d’entreprise puisse être suspendue en cas de violation de l’obligation de sécurité de l’employeur au motif « (…) qu’il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés (…) » (cf. Cass. Soc. 5 mars 2008, n° 06-45888 – cf. précédente chronique. Précisons qu’à l’époque, il était fait référence à l’obligation de sécurité de résultat, aujourd’hui disparue du paysage, ce qui ne semble toutefois pas remettre en cause la portée de ce principe)

Au regard de la temporalité, le juge a pu apprécier l’étendue des mesures prises par l’employeur sur le plan organisationnel, technique et humain pour remédier à la situation et se conformer aux demandes de l’agent de contrôle, au regard notamment des exigences prévues spécifiquement en matière de prévention des agents chimiques dangereux CMR (cf. C. Trav. R442-66 et s.).

Le jugement ordonne donc la suspension immédiate de la décision d’arrêt au motif qu’elle porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre et à la liberté du commerce et de l’industrie, garanties par la Constitution (cf. principes tirés de l’article 4 de la DDHC de 1789).

Tel n’aurait bien sûr pas été cas si l’employeur n’avait pas été en mesure de justifier de ses diligences de sécurité, d’où l’importance de bien documenter la démarche, ce qui va de soi en situation d’urgence !