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Alertes internes en travail, santé et environnement : comment anticiper et réagir ?

MANAGEMENT RH / QVT || Réglementation / droit social
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05/05/2023 - Sébastien MILLET

La loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte a considérablement étoffé le cadre juridique mis en place par la loi Sapin II n° 2016-1691 du 9 décembre 2016.


Cette réforme, entrée en vigueur le 1er septembre 2022, a de toute évidence un potentiel très puissant (comme a pu l’avoir le RGPD dans le domaine du numérique, ce qui a d’ailleurs d’importantes incidences en matière de traitement des alertes professionnelles et RH).

Son objectif principal est à la fois de faciliter les signalements tout en assurant une protection renforcée pour le lanceur d’alerte, ainsi que désormais son « facilitateur ».

Sans entrer ici dans tout le détail technique du dispositif de déclenchement d’alertes et de protection, cette réforme aura certainement des incidences non négligeables pour les entreprises, au-delà même du périmètre « naturel » du droit pénal des affaires (corruption, etc.). On pense tout particulièrement au domaine de la santé publique, de l’environnement mais aussi de la santé-sécurité au travail.

Le champ des alertes est en effet susceptible de recouvrir assez largement la sphère HSE, avec une gradation entre le signalement (pouvant désormais être porté aussi bien en interne que directement auprès d’autorités externes désignées, notamment judiciaires *), et la divulgation publique à caractère subsidiaire et sous conditions.

*A noter que dans son récent avis du 25 avril 2023 sur les défis à relever en travail-santé-environnement face aux dérèglements climatiques, le CESE a formulé des recommandations dont notamment la suivante (n° 16) : « Diffuser la culture de la prévention par le renforcement du droit d’alerte en matière de santé-environnement, notamment en donnant pleine compétence à la cnDAspe [Commission nationale de déontologie des alertes en santé publique et environnement] pour pouvoir traiter de telles alertes ».

Le lanceur d’alerte est désormais défini comme « une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d'une violation d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, du droit de l'Union européenne, de la loi ou du règlement ».

D’emblée, précisons que le législateur a prévu une articulation avec le droit d’alerte du Code du travail prévu lorsque des produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l'établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l'environnement (art. L4133-1 s.). Selon la situation, un travailleur ou un élu du CSE pourra ainsi déclencher cette alerte spécifique auprès de l’employeur selon la procédure du Code du travail (à noter toutefois que la possibilité de saisir le Préfet en cas de divergence d’analyse est désormais supprimée), ou se placer sur le terrain du régime général du lanceur d’alerte si les conditions sont remplies.

De son côté, le régime du droit d’alerte et de retrait en cas de danger grave et imminent n’a quant à lui pas été modifié, mais on peut néanmoins imaginer qu’une infraction aux règles de santé-sécurité au travail puisse également donner lieu à un signalement d’alerte, si les conditions sont remplies.

Idem bien entendu en cas de violences au travail. Rappelons par exemple que les agissements de harcèlement moral, harcèlement sexuel ou d’outrage sexiste et sexuel aggravé sont constitutifs d’un délit et peuvent entrer dans le champ d’une alerte.

Cet élargissement des motifs d’alertes se couple à un élargissement du champ des personnes susceptibles d’être protégées, puisque sont visés non seulement les membres de l’entreprise (y compris membres des organes de gouvernance et dirigeants sociaux), mais également d’anciens salariés ou candidats à l’emploi, des collaborateurs extérieurs et occasionnels, ainsi que des cocontractants et leurs sous-traitants (personnels/ dirigeants) …

On mesure ainsi l’incidence potentielle que cela peut avoir dans le domaine social et environnemental, à une époque où les attentes sociétales de comportements vertueux sont de plus en plus fortes à l’égard des entreprises.

Cela invite les directions d'entreprise à se préparer à devoir éventuellement gérer des situations délicates.

Ces nouveaux enjeux peuvent être illustrés au travers d’un rapide panorama (non exhaustif) de pièges et de bonnes pratiques :

  1. Eviter la posture du « déni »

Un signalement de comportements ou faits potentiellement délictueux ne doit jamais être considéré comme anodin, et nécessite toujours des diligences et une réponse adaptée.

Au même titre que les mesures de contrôle interne, traiter les signalements constitue pour l'entreprise un moyen de détection et de remédiation de dysfonctionnements internes. On peut ainsi concevoir qu’un signalement interne de bonne foi puisse avoir une vertu préventive.

Au-delà de son caractère obligatoire pour les entreprises dont l'effectif franchit le seuil de 50 salariés, la formalisation d'une procédure interne de recueil et de traitement des signalements permet de canaliser les démarches, de fixer un cadre méthodologique et partant, de limiter le nombre de signalements externes (devant les autorités compétentes).

  1. Ne pas surréagir ni sous-réagir

Attention en premier lieu au mauvais « réflexe » qui pourrait consister à privilégier d’emblée le choix d’une sanction à l’égard de l’auteur du signalement, en réaction à un sentiment de perte de confiance envers le collaborateur. En effet, la mauvaise foi ne se présume pas (elle obéit au contraire à des critères stricts en jurisprudence), et la protection contre les mesures de rétorsion est aujourd’hui renforcée à de nombreux égards.  

Si tous les signalements doivent être pris en compte, tous ne sont pas pour autant du même niveau.

Ainsi, il existe une gradation entre les signalements ayant valeur d'alerte ou assimilés, et de simples signalements ou plaintes dont la teneur n'est pas susceptible d'entraîner l'application du régime protecteur du lanceur d'alerte.

Il est important ici de relever la position bienvenue du Défenseur des Droits, venant rappeler que « seules les informations présentant un caractère illicite ou portant atteinte à l’intérêt général peuvent faire l’objet d’un signalement ou d’une divulgation. De simples dysfonctionnements dans une entité publique ou privée ne peuvent fonder une alerte ».

  1. Mettre en place une procédure interne adaptée et accessible

Les textes laissent à chaque entreprise une marge de manoeuvre relativement large pour définir leur process interne (périmètre, mode opératoire, etc.).

La doctrine administrative s'est récemment mobilisée pour préciser au travers de recommandations des bonnes pratiques à suivre et poser certains garde-fous (cf. guides AFA-PNF, Défenseur de Droits, et bientôt CNIL).

Bien que ces dispositions n'aient pas de valeur normative, elles constituent des référentiels de incontournables dont l’application permettra de bénéficier d’une présomption simple de conformité.

En tout état de cause, le fait pour l'entreprise de se doter de sa propre procédure interne a pour conséquence de rendre celle-ci d'application obligatoire.

Si jusqu'à présent, la jurisprudence se montre relativement clémente et souple concernant les modalités de réalisation d'enquêtes internes par l'employeur (cf. précédente chronique), il faut s'attendre à ce que l’appréciation soit plus stricte en présence de dispositions procédurales dont la violation viendrait par exemple affecter la recevabilité des éléments de preuve réunis au cours de l’enquête.

Dit autrement, une ingénierie rédactionnelle est de rigueur afin de pouvoir conserver une liberté d'action dans le respect des principes essentiels et des droits et libertés fondamentaux.

Par exemple, le fait de prévoir à titre volontaire d'associer systématiquement les représentants du personnel aux enquêtes internes, dans un souci de transparence, peut s'avérer en pratique contraignant et inadapté.

  1. Faire traiter l’alerte par du personnel non qualifié

Sur le plan méthodologique, la question du « comment ? » est indissociable du « qui ? ».

Il s'agit d'une responsabilité particulière qui requiert des compétences à la fois humaines (écoute, tact, capacité à rassurer, etc.) et professionnelles (bases techniques, bases juridiques, capacité à satisfaire au principe d'impartialité, d'objectivité, de confidentialité, de prudence, etc.).

L’Administration précise d’ailleurs que les référents en charge de l’alerte doivent disposer, par leur positionnement, de la compétence, de l'autorité, des moyens et de l'impartialité suffisants à l'exercice de leur mission, ce qui renvoie aux critères de la délégation de pouvoirs. Il est en outre conseillé de formaliser l’engagement de confidentialité des intervenants.

Confier la responsabilité de recueillir et traiter des alertes à du personnel dépourvu de formation et de légitimité risque inévitablement d'engendrer de mauvaises pratiques et rendre inopérante l’enquête ...

A l’inverse, le recours à un conseil externe, tel qu’un Avocat, professionnel expérimenté et soumis à une déontologie stricte, pourra être un support précieux dans le cadre de ces démarches.

  1. Rester maître de l’information

Dans un contexte où dorénavant, l'exigence d'un signalement en interne ne constitue plus nécessairement un préalable obligatoire, la maîtrise de l'information au sein de l'entreprise est capitale.

Cela, non seulement pour répondre aux exigences premières de respect de la confidentialité stricte exigée par la loi et passible de sanctions pénales, mais également pour éviter les rumeurs de toute nature aussi bien en interne qu'en externe (cf. notamment l'utilisation souvent inconsidérée des réseaux sociaux … ).

Ajoutons que sur le plan informationnel, l'application combinée des dispositions du code du travail, du RGPD et des règles spéciales issues de la loi Sapin 2, impose le respect d'un process strict d'information des personnes (auteur du signalement, personnes mises en cause, témoins auditionnés).

  1. Savoir se ménager des preuves recevables

En cas d’alerte interne, l’entreprise va devoir se ménager des éléments de preuve -licites et recevables- pour traiter l’alerte et justifier les suites qui y sont données (sanction disciplinaire, etc.). C’est un aspect essentiel.

Dans ce cadre, une vigilance est requise notamment en ce qui concerne les modalités de protection des données à caractère personnel (cf. notamment durées de conservation, modalités d'exercice des droits des personnes concernées au titre du RGPD).

Il convient également de garder à l'esprit le fait que l’alerte peut révéler des faits pouvant conduire à des poursuites contre l’entreprise, et donc à anticiper une stratégie de défense civile et/ou pénale.

Cela pose alors la question de la bonne articulation avec une éventuelle enquête administrative ou pénale, ce qui n’interdit pas à l’entreprise de diligenter sa propre enquête interne, en veillant toutefois à ne pas faire obstacle aux investigations des autorités.

Il faut bien sûr considérer que les éléments recueillis dans le cadre du traitement de l’alerte risquent inévitablement de venir alimenter le dossier pénal, mais la coopération avec les autorités constituera aussi un élément de bonne foi permettant d’envisager des mesures alternatives aux poursuites (cf. proposition d’une convention judiciaire d’intérêt public p. ex.).    

  1. Distinguer enquête interne et procédure disciplinaire

La temporalité de l'enquête n'est pas celle du droit disciplinaire.

L’enquête interne doit permettre d'objectiver factuellement le signalement, de contextualiser les faits, et d'identifier avec un degré de précision suffisant les responsabilités éventuelles à l’origine d’un manquement.

Typiquement, l'entretien préalable à une sanction disciplinaire n'est pas le lieu pour conduire l'enquête.

Le séquençage doit être articulé au mieux, en tenant compte d'éventuelles mesures conservatoires mais également des contraintes du droit du travail en termes de prescription des fautes disciplinaires (2 mois pour engager la procédure à compter de la date de connaissance suffisamment précise des faits).

  1. Toujours clôturer la procédure

Au terme de la procédure, le signalement doit déboucher sur une conclusion (rapport formalisé), dont la qualité sera déterminante, ce qui nécessite d’importante précautions rédactionnelles.

Précisons entre autres que l’enquête interne ne doit pas avoir pour objet de prendre position sur une éventuelle qualification de nature pénale, ce qui relève du ressort de l’autorité judiciaire.

En termes de processus, il peut être utile de dissocier le pouvoir d'enquête et le pouvoir décisionnaire et de bien définir « qui fait quoi » (notamment dans les groupes de sociétés).

Quel que soit le formalisme mis en œuvre, il est important que l'organe compétent au sein de l'entreprise fasse diligence en prenant officiellement une décision sur les suites à donner, qui sera le cas échéant communiquée aux parties prenantes.

 

  1. Savoir tirer les enseignements d’une alerte

Dans ce prolongement, les conclusions tirées du rapport d'enquête constitueront toujours un élément de retour d'expérience utile pour faire progresser l'entreprise et prévenir les risques notamment en termes de réitération.

Il s’agit là d’amélioration continue, ce qui engage ici la responsabilité décisionnelle du chef d'entreprise.