[go: up one dir, main page]

Conditionnaliser les aides publiques au respect des obligations en matière de document unique, une fausse bonne idée ?

ORGANISATION DE LA PREVENTION || Evaluation des risques / DU
/
02/06/2023 - Sébastien MILLET

Dans son avis du 25 avril 2023 (cf. précédente chronique), le CESE a formulé des propositions intéressantes d’évolutions du cadre juridique, telles que l’inscription d’une obligation d’écoute des salariés comme 10e principe général de prévention (cf. C. Trav., L4121-2), ce qui constitue assurément un levier majeur dans la pertinence de la démarche de prévention, pour l’ancrer au plus près du «travail réel».


En effet, le dialogue social et les attributions du CSE (lorsqu’il existe) viennent parfois occulter l’importance du dialogue professionnel et de la communication interne de proximité en santé-sécurité au travail, l’un étant complémentaire de l’autre (l’ANI du 11 avril 2023 vient d’ailleurs rappeler cette complémentarité dans le domaine environnemental, sachant que la question du travail est au cœur de thématique de transition écologique).

 

Beaucoup plus radicale est en revanche celle visant à faire de l’établissement et de l’actualisation du DUERP une des conditions d’attribution et de maintien des aides et exonérations dont bénéficient les employeurs, sous réserve de la mise en place d’un dispositif d’accompagnement de la mise en conformité pour les TPE.

L’idée serait de faire bouger les lignes, en partant du constat d’écart entre l’obligation faite aux entreprises depuis plus de 20 ans (décret n° 2001-1016 du 5 novembre 2001) par rapport à la réalité de terrain, et d’une ineffectivité des sanctions pénales.

D’emblée, ce constat mérite d’être toutefois quelque peu nuancé :

  • D’une part, si effectivement, l’infraction d’inobservation du texte est en pratique assez peu poursuivie en elle-même, tel n’est pas le cas lorsque la non-conformité a pu contribuer à un accident du travail. Dans ce cas, elle constitue alors un élément retenu pour qualifier la faute de l’employeur, aussi bien sur le plan pénal que civil (cf. faute inexcusable).

    De ce point de vue, on ne peut pas raisonnablement considérer que la règle de droit serait dépourvue d’effectivité. D’ailleurs, le débat judiciaire se contente même souvent d’une appréciation focalisée sur la question du formalisme, au détriment du fond et de la démarche globale menée.
  • D’autre part, on manque certainement de données nationales pour apprécier le véritable taux de non-conformité des entreprises. Les situations de non-conformité sont répandues et à des degrés divers, mais établir des statistiques précises reste quelque peu empirique.
  • Selon les données DARES (2019), présentées dans le PST 4, seuls 45 % des employeurs interrogés en 2016 avaient élaboré ou actualisé leur document unique au cours des 12 mois précédant l’enquête. Est-ce véritablement représentatif ?

    *A noter que la future plateforme de dépôt dématérialisé des documents uniques et de leurs mises à jour (sensée théoriquement entrer en vigueur le 1er juillet 2023 pour les entreprises de 150 salariés et plus), qui sera accessible notamment aux agents de contrôle de l’inspection du travail, pourrait permettre d’agréger des données plus précises. Toutefois, ce dispositif vise à assurer une traçabilité collective des expositions, et non à organiser une surveillance des entreprises, et il nous semblerait assez discutable, en l’absence de dispositions légales, qu’il soit détourné de sa finalité pour tenir des statistiques de non-conformité … 

    De plus, il faudrait pouvoir comparer ce qui est comparable et ne pas tout mettre dans le « même panier » : de ce point de vue par exemple, peut-on dans tous les cas assimiler un simple retard de mise à jour à une carence totale d’évaluation des risques ? (en termes d’obligation de prévention toutefois, les deux peuvent avoir des conséquences identiques si l’omission a contribué à un accident … ).

    Ajoutons qu’il existe ici un effet de seuil à prendre en compte, puisque l’on sait bien qu’à obligation identique, une TPE n’aura jamais les mêmes moyens et capacités de conformité qu’une entreprise de taille plus importante.

    C’est d’ailleurs dans cet esprit que la réforme « santé travail » est venu dispenser les entreprises de moins de 11 salariés de l’obligation de mise à jour annuelle de leur DUERP (C. Trav. R4121-2, 1°). On peut sans doute débattre du bien-fondé de cette dispense en termes de prévention, voire même de sa légalité (l’article L4121-3 impose en effet au décret que « soit garanti un niveau équivalent de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs »…). Cela répond néanmoins à une logique pragmatique, sans écarter totalement toute obligation de mise à jour.

Dans ce contexte, le risque de perte des aides et exonérations dont bénéficie l’entreprise pourrait-il inciter les acteurs à mieux appliquer les textes et à rendre la situation plus satisfaisante ?

A première vue, la réponse devrait être positive, tant on sait la puissance de ce type de sanction financière, comme levier de changement et d’évolutions comportementale.

Encore faut-il préciser, pour qu’un tel dispositif puisse être valable et compatible avec les principes constitutionnels, que les sanctions doivent être proportionnées et assorties de garanties de procédure pour les droits de la défense.

Sans apporter plus de précisions, le CESE intègre cette exigence en préconisant que « les manquements aux dispositions du droit du travail conduisant à des sanctions administratives ou pénales entraîneront une réfaction du montant des paiements soumis à la conditionnalité en fonction de la gravité, de l’étendue et de la persistance de la non-conformité ».

Resterait au législateur de définir le cadre de telles sanctions, et notamment quel serait le fléchage procédural, administratif ou judiciaire (l’option proposée étant ici la remise en cause des aides, et non un dispositif d’amende ou de pénalité administrative modulable comme cela existe dans d’autres domaines).

Si un projet ou une proposition de loi en ce sens devait voir le jour, on imagine qu’il susciterait un vif débat au niveau parlementaire, et accessoirement, juridique.

En définitive, on peut néanmoins entrevoir que pour les entreprises ayant déjà une démarche et des process matures, l’impact serait assez limité.

Pour les autres en revanche, il nous semble qu’une telle mesure pourrait en fait manquer son objectif, en conduisant à concentrer l’action sur l’aspect documentaire et formaliste de l’obligation, plutôt que sur la qualité de la démarche d’évaluation des risques qui conditionne l’efficacité en termes de prévention primaire.

Certes, au plan statistique, le taux de conformité serait amélioré ; serait-ce pour autant un gage de progrès effectifs en termes de prévention ?

Il ne s’agit pas juste de « faire » un document, mais surtout, de bien le faire pour qu’il soit utile, exploitable et exploité.

Dit autrement, le fait d’impulser une action, avec pour objectif premier d’être simplement conforme pour éviter une sanction financière, ne viendrait-il pas à contre-emploi par rapport aux politiques nationales qui prônent plutôt aujourd’hui la culture de prévention (cf. objectif n° 1 du PST 4) ?

Il n’est pas certain en outre que cette épée de Damoclès soit forcément très « mobilisante » pour les entreprises du point de vue de la prévention. On peut faire ici un parallèle avec l’époque où la jurisprudence se référait à une obligation de sécurité de résultat, donnant ainsi le sentiment aux employeurs que quoi qu’ils fassent, ils seraient nécessairement condamnés … Fort heureusement, cette logique s’est aujourd’hui infléchie avec un meilleur équilibre.

Il faut donc trouver le bon mix entre la sensibilisation et la sanction, exactement comme doit le faire l’employeur à l’égard du personnel face à des manquements en matière de sécurité (du bon usage du pouvoir disciplinaire).

 

Vu de la pratique, et en conclusion sur ces éléments de prospective, il nous semble que cette situation trouve surtout ses racines dans les difficultés très concrètes pour les TPE-PE, voire PME, pour conduire dans la durée une démarche d’amélioration continue sur des sujets variés, techniques et complexes touchant les risques physiques, la santé mentale, et maintenant l’environnement ...

De ce point de vue, force est de constater par exemple que la désignation de salariés « référents » (C. Trav., L4644-1) est insuffisamment mobilisée dans les entreprises, alors qu’elle permet de structurer l’organisation et de fournir un support opérationnel utile.

Le cœur du sujet nous paraît donc être surtout celui de la facilitation de la démarche aux entreprises, et pour cela, la poursuite du développement des moyens d’appui notamment via les branches et les institutions (outils, guides, aides, référentiels, méthodologies, etc.), sans oublier le rôle des SPST (cf. offre socle), et des conseils externes.