Les réseaux sociaux regorgent de conseils pour augmenter sa productivité, mieux s’organiser, mieux utiliser divers logiciels comme Excel ou Notion. Certains influenceurs s’en sont même fait une spécialité. Le quotidien El País les a surnommés les “ninjas de la productivité” et s’est penché sur ce phénomène.

La pandémie a rendu cette tendance encore plus forte : “Nous avons entamé 2022 avec l’idée que la productivité était une qualité désirable, idéalisée et romantisée sur les médias sociaux, un trophée qui demande de la discipline, de l’inspiration, des rituels et des chefs de file.” En effet, la pandémie a fait naître chez de nombreuses personnes, déboussolées par les confinements et les cours ou le travail à distance, “la nostalgie de la discipline et des emplois du temps”. Elles sont donc allées chercher du réconfort chez les nouveaux gourous de la productivité qui œuvrent sur Instagram, YouTube et TikTok :

Ce sont tous des créateurs qui séduisent leurs publics avec des contenus concernant un logiciel ou une application particulière, ses raccourcis, ses petits trucs. Ces influenceurs constituent une partie puissante de l’écosystème des logiciels de productivité et de gestion de tâches, un écosystème qui représentera une valeur de 93,2 milliards d’euros en 2027, selon un rapport de [l’entreprise de conseil en études de marchés] Grand View Research.”

El País cite l’exemple d’Amy Landino, “planificatrice, sorcière du temps et reine de la ‘technique de la tomate’”. La jeune femme a plus de 401 000 abonnés sur YouTube, à qui elle apprend comment “optimiser et remplir chaque case dans Google Calendar”. Son astuce : avoir le moins de temps mort possible en découpant ses journées en tranches de quatre phases où alternent des moments de travail de vingt-cinq minutes et des pauses de cinq minutes. Elle se chronomètre grâce à son minuteur de cuisine en forme de tomate, qui a donné son nom à sa “technique”. “Je vis dans mon Google Calendar, j’y note même mes heures de sommeil parce que le temps est une ressource finie”, explique Amy Landino.

Effrayant ? Excessif ? Certainement. Pour la génération Z, née entre 1997 et 2010, cela conduit à une exaltation qui peut mener au surmenage, avec en plus une impression de supériorité morale et le sentiment d’être des “demi-dieux de la méritocratie”. La “gamification” du travail est d’autant plus accrue que la moindre action peut-être observée et mesurée, selon Lee Humpreys, professeure au département de communication à l’université Cornell, aux États-Unis. Par ailleurs, cette survalorisation de la productivité fonctionne comme un antidote à l’incertitude liée à la pandémie et, aujourd’hui, à la guerre en Ukraine. “Les jeunes trouvent du réconfort à rester occupés et à s’immerger dans une culture de la productivité toxique”, renchérie le quotidien espagnol.

Les outils d’organisation sont particulièrement précieux pour une génération sursollicitée par les outils numériques. “Il n’est pas rare qu’elle se lance dans un ‘excelmanie’ ou cherche à avoir des pics de dopamine en remplissant des listes de choses à faire.” Tout cela est regrettable, selon Tracy Brower, sociologue et autrice de The Secrets to Happiness at Work (2021, inédit en français). Cette tendance peut mener à se sentir démotivé, sous pression, voire incapable d’agir. Pour Natalie Nixon, experte en créativité, cela supprime aussi le “travail invisible”, c’est-à-dire le temps non quantifiable laissé à l’observation, à la réflexion, aux associations d’idées, à l’intuition. Ce travail invisible est d’ailleurs, selon Nixon, “le seul travail humain qui survivra à la quatrième révolution industrielle”.