[go: up one dir, main page]

Publicité
Perso

Enfant ou adulte, comment vivre avec une double culture

Que l'on ait des parents de nationalités différentes ou que l'on vienne d'un autre pays, tenter de mixer deux cultures c'est une richesse, mais ce n'est pas toujours facile à vivre. Comment s'adapter quand on se sent étranger à l'un des deux pays, voire aux deux ? Témoignages.

0903152361734_web_tete.jpg
(©Illustration Paolo Beghini pour les Echos Week-End)

Par Fanny Guyomard

Publié le 3 nov. 2023 à 06:01

Kaz Morimoto n'est plus tellement Japonais. En fait, une part en lui ne l'a jamais été, dit-il, ce qui a expliqué son départ du pays à l'âge de 27 ans. Et pourtant, rit ce globe-trotteur installé à New York depuis 22 ans, « je n'ai plus l'air Japonais, mais je me sens encore plus Japonais ! » En bon New-Yorkais, il boit de l'iced coffee, porte la barbe et la moustache « pour me sentir libre » et ne sait plus écrire en alphabet konji. Il s'amuse aussi d'avoir perdu sa « sensibilité japonaise » : « J'ai appris à exprimer mes sentiments comme les Américains ! J'étais déjà comme ça petit, mais pas autant… Au Japon, tu ne dois pas beaucoup parler. Tu peux rester silencieux et les gens respectent ton silence. Aux Etats-Unis, si tu restes silencieux, on te harcèle : 'Pourquoi tu ne dis rien, qu'est-ce qui ne va pas, mais si, tu ne vas pas bien puisque tu ne dis rien !'»

J'ai quitté le Japon pour sortir du cadre. Les Français sont plus ouverts que les Japonais, j'ai appris à être plus honnête et à dire plus facilement non.

Pour autant, Kaz ne se considère pas comme Américain. « Quand je suis parti aux Etats-Unis, j'ai voulu devenir Américain. Mais en y étant, j'ai réalisé à quel point le Japon était magnifique et sa culture impressionnante ! » s'enorgueillit celui qui a gardé la nationalité japonaise, s'est intéressé au taoïsme et ne sort de son quartier que pour se rendre dans des restaurants nippons. Problème : les Japonais ne le considèrent plus comme l'un des leurs. Il est désormais un Gaijin, une « personne de l'extérieur ». Même si, au contact des Nippons, il retrouve ses habitudes. « Je deviens plus gentil ! Je choisis davantage mes mots. » Ni vraiment Américain, plus Japonais. Etranger partout.

Seren, Japonais installé en France, se sent pour sa part dans un entre-deux parfois incommode. « J'ai quitté le Japon pour sortir du cadre. Les Français sont plus ouverts que les Japonais, j'ai appris à être plus honnête et à dire plus facilement non ! Mais je ne me sens pas du tout Français. Quand je ne comprends pas la langue, je sens le fossé avec mes interlocuteurs. Et quand je retourne au Japon, les habitudes reviennent. » Seren n'est plus la même personne. «Il est très respectueux, extrêmement poli », remarque sa compagne française Tessa.

Publicité

Une question d'âge

Comme l'exprime Zohra Guerraoui, enseignante-chercheuse en psychologie interculturelle à l'université Toulouse -Jean Jaurès, la déconstruction est moins déstabilisante quand la personne est déjà adulte. « Son identité continue de bouger, mais des valeurs, vécues comme fondamentales, ne vont pas beaucoup se transformer, notamment les valeurs religieuses. » C'est durant l'enfance et l'adolescence que l'individu est plus malléable. Mais, selon la chercheuse, il n'est plus vraiment question de clivage, de tiraillement identitaire, mais plutôt d'interculturation : « L'enfant articule les différents éléments des cultures dans lesquelles il s'est construit. »

Et attention aux autodéfinitions. « Souvent, les personnes disent 'Je suis Français et Algérien', ou 'je ne suis ni Algérien ni Français'. Mais nous sommes sur le plan du discours. Quand on creuse, on voit qu'elles entremêlent les différentes cultures au quotidien », observe la psychologue. Elle cite ses entretiens avec des femmes d'origine maghrébine, qui affirment vouloir se marier à une personne de la même communauté pour faciliter l'éducation de leurs futurs enfants. « Mais elles soulignent ensuite que cet homme doit partager un certain nombre de valeurs féministes, comme les laisser travailler avant d'avoir un enfant. Mais la famille aussi est pressante. Elles se retrouvent alors dans des conflits entre leurs propres désirs et les injonctions de leur environnement familial. Certaines d'entre elles, pour préserver leur couple, sont donc amenées à faire des compromis, à construire un ensemble de justifications pour pouvoir accepter ce qui n'était pas acceptable pour elles au départ. »

Le principe d'assimilation ne veut rien dire, dans la mesure où on ne devient jamais comme l'autre, tant nous sommes des êtres nuancés. Il ne faut donc pas se focaliser sur 'l'assimilation', mais sur ce qu'on partage en commun.

Compromis, mélanges, interculturation. Le tout crée une culture originale. En fait, c'est le cas de chacun des 8 milliards d'individus sur Terre. « Je suis très réservée quand on parle de la culture française, algérienne, américaine, estime Zohra Guerraoui. De quelle culture parle-t-on ? Tout se transforme, se redéfinit au gré des multiples et singulières interactions entre les individus. Les questions d'interculturalité ne sont pas le propre de personnes émigrantes, ce sont des problématiques de tout un chacun, dans la mesure où nous vivons tous dans un monde multiculturel. Le principe d'assimilation ne veut rien dire, dans la mesure où on ne devient jamais comme l'autre, tant nous sommes des êtres nuancés. Il ne faut donc pas se focaliser sur 'l'assimilation', mais sur ce qu'on partage en commun. » Ce qui permet un rapport apaisé à soi et aux autres. « Ce n'est qu'en étant bien avec soi-même qu'on peut être bien avec les autres. »

©Illustration Paolo Beghini pour les Echos Week-End

Les tensions naissent lorsque l'un enferme l'autre dans une seule culture et refuse tout écart. « Les gens vous collent une étiquette », résume Paul*. Ce producteur, acteur et danseur américain (ou « international », dit-il, car il a vécu en France) a longtemps souffert de l'incompréhension de ses parents chinois, qui réprouvent sa vie d'artiste, et sans progéniture. Ce quinqua relate aussi comment ses collaborateurs, à Hong Kong, attendent de lui qu'il parle bien leur langue, donc refusent de lui donner un traducteur. Lui qui parle chinois comme un enfant de 5 ans…

Mais au fond, il adore. « Je me suis toujours dit : 'Je veux vivre ma vie sans assignation'. J'aime quand on me regarde comme un étranger, alors que je connais très bien la culture de la personne qui le pense. Les gens n'ont pas idée de qui je suis réellement. Et quand ils me disent qu'ils ne me considèrent pas comme un Asiatique, je le prends comme un compliment : je transcende ce que je suis ! » Il se définit donc comme Asiatique avant tout ? « Dans ma manière de penser, je suis Asiatique. Je suis imprégné de bouddhisme, de confucianisme… » Et il se donne comme devoir de donner une bonne image des Chinois à l'étranger. A l'école américaine, il montrait ainsi à ses camarades ses prouesses en art martial. « J'étais content de partager ma culture, et je n'ai jamais souffert de racisme, comme j'étais bon en sport ! »

Selon le contexte politique, quand les émigrés ne sont pas désirés, l'intégration n'est pas simple et la double culture n'est pas valorisée, reprend Zohra Guerraoui : « J'ai travaillé avec des ados qui avaient le sentiment de ne pas être aimés par la population française, pas reconnus comme faisant partie du groupe. Un jeune homme m'a dit que depuis tout petit, on lui répétait qu'il n'était pas chez lui, qu'il était nul, et il avait intégré ce discours. Ces ados avaient honte. » La faute aux autres ? Penser ainsi mène à une impasse. Il s'agissait alors d'amener ces adolescents à ne plus se poser en victime, et à s'investir dans leur quartier, indique la psychologue.

L'intégration aux dépens de l'autre culture

Mais la base de l'intégration réussie reste la famille. « Des parents qui transmettent leur culture tout en étant ouverts sur l'extérieur vont aider leur enfant à trouver son équilibre. Il ne va pas vivre son investissement dans l'autre culture comme une déloyauté », poursuit la spécialiste en interculturalité, qui précise que « la grande majorité des enfants sont dans cette configuration-là ». Mais lorsque le parent a du mal à s'adapter, ou au contraire cherche à renier sa culture d'origine qu'il ne parviendra jamais à effacer, « l'enfant va ressentir les contradictions sans en comprendre le sens, il ne va pas être au clair avec ce qu'il est ».

Publicité

Enfant, je me posais pas mal la question de mon identité malgache et française. J'acceptais le fait d'avoir deux cultures.

Pendo

Sa mère ne sait pas l'expliquer, mais elle n'a plus parlé malgache à son fils quand ils sont arrivés en France. « Peut-être pour que je m'intègre bien », suppose Pendo*, qui avait 7 ans quand il a obtenu la binationalité, à la suite d'un regroupement familial. Aujourd'hui, le presque trentenaire parle sa langue maternelle avec difficulté, et avec l'accent français. Ce qui est mal perçu dans son pays d'origine. « La dernière fois que je suis allé à Madagascar, la femme du bureau des visas n'a pas voulu me répondre en français, alors qu'elle l'a parlé avec mon ami français ! Les Malgaches n'arrivent pas à comprendre qu'un Malgache ne sache pas parler leur langue », se souvient-il.

« Enfant, je me posais pas mal la question de mon identité malgache et française. J'acceptais le fait d'avoir deux cultures. Mais en grandissant, en me politisant, j'ai découvert les idées des partis anti-immigration. Je ne savais pas trop comment me positionner dans leur discours, j'étais dans les deux camps », médite-t-il. Certaines situations rocambolesques lui rappellent qu'il n'est « pas complètement Français, pas complètement Malgache. » Quand il a par exemple dû changer plusieurs fois de noms, jugés trop longs par l'administration.

« Un bref moment, en CE2, on m'a appelé Tom. J'ai demandé à prendre un autre prénom, je ne me reconnaissais pas ! » Ou encore le jour où ce docteur en informatique postule en cybersécurité : quand son recruteur apprend qu'il n'était pas totalement Français, sa candidature est stoppée net. Pendo songe alors à renoncer à sa nationalité malgache, « mais c'était trop compliqué », balaie-t-il. Il n'a pas coupé les liens avec son pays d'origine. Quand il se rend à Madagascar, il cherche encore à apprendre et à comprendre les « bonnes » façons de faire les choses.

Pour faire vivre la culture d'un parent, d'autres s'inscrivent à des associations culturelles, entreprennent un voyage ou écrivent un livre… « Cela dépend de chacun. Des personnes nées d'un couple mixte n'auront pas forcément l'envie de faire revivre la culture du parent qui ne l'a pas transmise », note Zohra Guerraoui.

« 0n peut perdre un pays »

Le père de Lucie Rodrigues Branco ne lui a pas transmis sa culture portugaise. Elle n'a jamais vécu dans ce pays, n'a pas la nationalité, et pourtant, se sent Portugaise, veut le devenir. « Petite, je passais tous les étés chez ma famille portugaise. C'était un peu chez moi, se souvient-elle. Mais pour les autres, je suis une touriste… » La jeune femme en veut à son père de ne lui avoir jamais appris la langue, malgré ses insistances, ce qui la coupe d'une partie de sa famille, qui ne parle pas français. Son père lui explique que depuis qu'il a rencontré sa mère, il vit français, pense français. Il ne cuisine même pas les plats typiques de son pays ! Lucie, elle, recherche le Portugal un peu perdu. A la suite de notre discussion, c'est décidé : elle se lance dans une procédure pour avoir la double nationalité. Avec le soutien de son père.

©Illustration Paolo Beghini pour les Echos Week-End

Maxime Abolgassemi a trouvé un autre moyen pour se rapprocher de l'Iran, quitté par son père. Celui-ci a enseigné à des générations d'étudiants la langue persane, sans jamais vouloir la partager à la maison… Il lui a ainsi légué un vide, que son fils a cherché à combler en écrivant un roman, Nuit persane (éditions Erick Bonnier, 2017). Il y opère le mouvement inverse, transporte dans la fiction un jeune homme français en Iran à l'époque du shah, pour suivre son père qui y est muté. « J'ai cherché à transmettre ce que je n'ai pas reçu. Le roman permet de raconter ce qu'on ne m'a pas raconté. Et finalement, le vide de l'exil est un moteur extraordinaire pour la projection artistique. Ou pour la mythomanie : on reconstruit une culture, au risque de n'en faire que du folklore mémoriel », développe ce professeur de littérature.

C'est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ?

C'est aussi l'expérience de Naïma, la personnage principale d'Alice Zeniter dans «L'Art de perdre» (Flammarion/Albin Michel, 2017), renvoyée par les Français à ses origines kabyles et qui, pourtant, ignore tout de ses grands-parents qui ont fui l'Algérie avec son père, alors enfant. Mais « c'est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ? » lancera-t-il. « Double culture, mon cul, rejoint Naïma. À 10 ans, elle a fait des makrouds avec sa grand-mère Yema. Et elle sait dire : merci, je t'aime […]. Ça s'arrête là, même si [Naïma] refuse de le reconnaître. » Car elle ressent pourtant des liens avec ce pays. « L'Algérie a toujours été là, quelque part. C'était une somme de composantes : son prénom, sa peau brune, ses cheveux noirs, les dimanches chez Yema. » Elle raconte comment cette grand-mère a regardé l'arabe devenir langue étrangère pour ses enfants. Son fils Hamid, qui refusait en cachette de faire le ramadan pour ne pas être tenu à l'écart des autres élèves du lycée.

Sous la pression de Français, Naïma, comme Alice Zeniter, finit alors par se rendre enfin dans la véritable Algérie, pour sentir cette part en elle vibrer. Et en repart à la fois soulagée, enthousiaste et bredouille. « Personne ne t'a transmis l'Algérie. Qu'est-ce que tu croyais ? Qu'un pays, ça passe dans le sang ? » lui lance un local. « Tu peux venir d'un pays sans lui appartenir, poursuit-il. Il y a des choses qui se perdent… On peut perdre un pays. » In fine, la manière de vivre sa double culture dépendra toujours d'un choix personnel.

*prénoms changés à la demande des interviewés

Les mariages mixtes en hausse

En 2015, 14% des mariages célébrés en France ont uni une personne de nationalité française et une personne de nationalité étrangère - le plus souvent du Maghreb. En 1950, les mariages mixtes ne représentaient que 6% des mariages, selon l'Insee.

Comment perdre volontairement sa double nationalité

Un Français peut demander à perdre sa nationalité, à condition d'en avoir une autre. (Par exemple ?) Si un Malgache majeur en acquiert volontairement une autre, il perd la première, lors de la publication d'un décret. C'est ce qui a valu des ennuis au président Andry Rajoelina, qui a été naturalisé français en 2014, puis élu président de Madagascar… Aux Etats-Unis, le certificat de perte de nationalité est payant : 2.350 dollars. Même s'il vous est refusé !

La galère des Franco-Américains

Depuis 2010 - et 2014 en France -, les Etats-Unis considèrent que toute personne née sur son sol est redevable de l'impôt, quel que soit son lieu de résidence dans le monde. C'est ainsi que 10.000 individus ont été rattrapés par le fisc américain, même en n'ayant plus la nationalité. Les racines, difficile de les couper.

Quand la petite-fille française d'Algériens songe à son assignation*

« Il se pourrait […] qu'elle participe depuis des années à une fumisterie qui la dépasse et vise à créer un stéréotype du 'bon Arabe' (sérieux, travailleur et couronné de succès, athée, dépourvu de tout accent, européanisé, moderne, en un mot : rassurant, en d'autres mots : le moins arabe possible) que l'on puisse opposer aux autres (qu'elle oppose elle-même aux autres). Mais si elle s'est engagée aussi fermement dans cette voie, c'était pour éviter ce que son père lui présentait comme le chemin le plus sûr vers la catastrophe : ressembler au 'mauvais Arabe' (paresseux, fourbe voire voleur, parlant un français aiguisé de 'i', religieux, archaïque et d'un exotisme confinant à la barbarie, en un mot : effrayant). Et elle enrage de se sentir ainsi coincée entre deux stéréotypes, l'un qui trahirait, comme le pense Lalla, la cause des immigrés pauvres et moins chanceux qu'elle, l'autre qui l'exclurait du coeur de la société française. »

*Extrait de L'Art de perdre d'Alice Zeniter.

Fanny Guyomard

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres
Publicité