[go: up one dir, main page]

Publicité
Décryptage

Pourquoi le bubble tea fait fureur en France

Depuis trois ans, les enseignes servant ce thé avec des bulles de tapioca ou de sirop se sont multipliées à Paris. Avec ses déclinaisons très colorées, cette boisson instagramable, venue de Taïwan, plaît aux adolescents qui adoptent de plus en plus les codes culturels asiatiques.

Des bubble teas de chez Laïzé.
Des bubble teas de chez Laïzé. (Laïzé)

Par Anaïs Moutot

Publié le 21 oct. 2022 à 06:01Mis à jour le 21 oct. 2022 à 15:48

Pour son troisième bubble tea de la semaine, ce sera un frappé à la mangue avec des boules de tapioca dans le fond et une couche de cream cheese sur le dessus. Assise chez Tea Space, dans le Xe arrondissement de Paris, Naomi Robin aspire avec une large paille ces billes fabriquées à partir de farine de manioc. Sur le dessus, on ne voit plus le dessin qu'elle a « air dropé » de son iPhone vers la machine traçant des lignes dans la crème. « J'ai choisi Dio, le méchant de l'anime 'JoJo' et Galwen a choisi Jotaro, le gentil », explique l'étudiante de 19 ans, en souriant à son ami.

Comme des milliers d'adolescents et de jeunes adultes, ce n'est pas dans un café qu'ils ont choisi de se retrouver mais dans l'une des enseignes de boissons aux perles qui se multiplient dans les métropoles françaises. « Il y avait cinq boutiques référentes à Paris avant le Covid. Il y en a une centaine aujourd'hui », estime Marie Maisonnier, une juriste qui répertorie les différents établissements sur son compte Instagram BubbleteainParis.

« Plus de bubble teas que de boulangeries »

« La blague dans le quartier, c'est qu'il y a désormais plus de bubble teas que de boulangeries, abonde Fabio Rolando, un ex-informaticien qui a ouvert Bubbolitas près des Halles il y a une décennie. A l'époque, il n'y avait qu'un restaurant à Paris, 'ZenZoo', rue Sainte-Anne, qui proposait des bubble teas. Il n'y avait pas d'importateur, il fallait trouver soi-même les contacts à Taïwan. »

Publicité

C'est sur cette île au large de la Chine que cette boisson a été inventée la fin des années 1980. Deux enseignes locales, Chun Shui Tang et Hanlin Tea Room, s'en disputent la paternité. La première dit avoir « shaker » un mélange de thé noir, de lait, de glaçons et de sucre roux, donnant naissance à un breuvage avec une abondante écume à la surface. Cinq ans plus tard, en 1987, une de ses employés aurait eu l'idée d'ajouter des billes de tapioca dans le fond : le bubble tea, également appelé boba tea, était né.

Street food

« C'est une boisson qui correspond à la culture de la street food taïwanaise, alimentée par le climat subtropical de l'île. Il n'y a pas quatre repas comme en France, on picore toute la journée et le bubble tea permet de manger et de s'hydrater en même temps », pointe Rosalie Bun Ung, l'une des pionnières de cette boisson en France. Devenue une habitude quotidienne dans l'archipel, le thé aux perles a conquis la Chine et les pays d'Asie du Sud-Est, où il a été décliné en différentes versions, froides ou chaudes. « Au Vietnam, nous n'utilisons pas de lait mais un thé vert astringent, avec du citron ou du kumquat et du tamarin », détaille Vân Nguyen, la propriétaire du salon de thé Trà Art près du canal Saint-Martin. Les diasporas asiatiques ont ensuite importé le concept dans les pays anglo-saxons, notamment aux Etats-Unis, un pays habitué à la nourriture à emporter. Le bubble tea y a si bien trouvé sa place qu'Apple l'a ajouté aux émojis de l'iPhone en 2020.

Dans la boisson, les perles de tapioca de la recette originelle sont souvent remplacées par des perles d'alginate, plus appréciées des Occidentaux.

Dans la boisson, les perles de tapioca de la recette originelle sont souvent remplacées par des perles d'alginate, plus appréciées des Occidentaux.Call me George(s) pour les Echos Week-End

Le phénomène a été plus lent en Europe. En France, la boisson a d'abord conquis les adolescents d'origine asiatique y ayant pris goût lors de vacances dans le pays de naissance de leurs parents. Aveline, une Parisienne d'origine chinoise de 25 ans connue sous le pseudonyme d'Imperatrice Wu sur Instagram, s'est ainsi mise à en consommer au lycée dans le XIIIe arrondissement. « C'était notre truc d'Asiats que personne ne comprenait mais qu'on était fiers de connaître. Puis avec l'essor de la K-Pop et la tendance de la street food asiatique [bo buns, banh mis, mochis… NDLR], le bubble tea est aussi entré dans l'univers des fans d'Asie », raconte-t-elle.

Perles de sirop

« Cette boisson est le prolongement alimentaire de l'appétence des jeunes Français pour les codes culturels asiatiques, comme les mangas », confirme Pierre Raffard, auteur de Géopolitique de l'alimentation et de la gastronomie . Dans le pays qui passe le plus de temps à table au monde, le succès de cette boisson nomade au coût bien plus élevé qu'un café (entre 4 et 8 euros) peut étonner. Mais Starbucks a préparé le terrain, suivi du Covid, qui « a ancré la pratique du 'à emporter' dans les habitudes », constate Anissa Pomies, chercheuse spécialiste des comportements alimentaires à l'emlyon.

Le succès n'a cependant été au rendez-vous qu'une fois l'offre des fabricants taïwanais repensée pour le marché européen, avec la création de perles d'alginate (un gélifiant extrait d'algues) encapsulant du sirop pour imiter la sensation d'un bonbon éclatant en bouche. « Ils se sont dit que la texture caoutchouteuse des boules de tapioca risquait de rebuter beaucoup de gens et qu'elles étaient trop compliquées à cuisiner, car il faut les faire bouillir une quarantaine de minutes », regrette Rosalie Bun Ung, qui milite pour un bubble tea plus « authentique ».

Les recettes ont aussi évolué pour inclure de plus en plus d'ingrédients et de combinaisons possibles… avec des cartes allant jusqu'à 60 options. « Le bubble tea est l'expression de la volonté d'individualisation du consommateur, qui a déjà fait le succès du poké, juge Pierre Raffard. C'est le prolongement d'une américanisation des comportements alimentaires déjà visible dans la nucléarisation du repas familial. »

Publicité

Toffee sponge

Les enseignes, qui récupèrent souvent les boutiques de grossistes quittant le centre de Paris, doivent faire preuve de créativité pour se renouveler en permanence. La tendance est aujourd'hui au dalgona bubble, une sorte de « toffee sponge » popularisée par la chaîne taïwanaise Xing Fu Tang, et aux « slushs » façons granités. L'ajout de flocons d'avoine, de cornflakes ou de gelée à base de nata de coco est également populaire. Certains magasins poussent l'originalité jusqu'à proposer un yaourt à l'avocat recouvert de gelée au thé vert, de chantilly et de noix, ou un frappé au kéfir, litchi et… charbon actif !

Boutique Laïzé Marais à Paris, fondé par deux Taïwanais. Plus de 100 échoppes proposent des bubble teas à Paris aujourd'hui ; elles n'étaient que cinq avant le Covid.

Boutique Laïzé Marais à Paris, fondé par deux Taïwanais. Plus de 100 échoppes proposent des bubble teas à Paris aujourd'hui ; elles n'étaient que cinq avant le Covid.johann periner

« Ce n'est plus une boisson mais un dessert », reconnaît Imperatrice Wu, qui revendique fièrement de toujours choisir la combinaison « la plus bizarre ». Une manière de faire le buzz sur Instagram. Car une grande partie de l'attrait du bubble tea repose sur son esthétique… Ce qu'ont bien compris les chaînes taïwanaises comme The Alley (plus de 300 magasins dans le monde), qui multiplient depuis deux ans les ouvertures en France. « Elles proposentdes murs de fleurs ou des néons pour permettre à leurs clients de faire les meilleures photos », précise Imperatrice Wu. Des indépendants comme Laïzé, fondée par deux Taïwanais dans le Marais, prônent eux un retour à un bubble tea moins sucré et plus simple.

Bubble Fever Academy

Le succès de cette boisson attire en tout cas de plus en plus de candidats : dans la zone logistique de Saint-Thibault-des-Vignes, à une heure à l'est de Paris, Moïse, un ancien agent de piste à Roissy, place délicatement une couche de lait concentré puis de poudre de vanille dans un gobelet en plastique.

Depuis deux ans, Rosalie Bun Ung propose une formation à ceux souhaitant ouvrir leur boutique, souvent des Français issus de l'immigration qui y voient la possibilité de se lancer dans la restauration rapide sans trop de capitaux. Cette fille de réfugiés cambodgiens, qui organise aussi des stands de bubble tea lors d'événements comme la Japan Expo et fournit des kits aux particuliers et professionnels, a accueilli 30 étudiants dans sa « Bubble Fever Academy » en 2021, quatre fois plus que l'année précédente. « Au début, c'était des pros de la restauration, maintenant on a un horloger, un propriétaire d'un magasin de souvenirs, un mécanicien… » énumère-t-elle.

Rosalie Bun Ung, cofondatrice de Bubble Fever, à l'origine de la distribution de cette boisson en France, a ouvert la Bubble Fever Academy, un centre de formation pour tous ceux qui souhaitent ouvrir leur boutique.

Rosalie Bun Ung, cofondatrice de Bubble Fever, à l'origine de la distribution de cette boisson en France, a ouvert la Bubble Fever Academy, un centre de formation pour tous ceux qui souhaitent ouvrir leur boutique.DR

Un développement effréné qui va s'essouffler, affirme Bernard Boutboul, le président du cabinet de conseil en restauration Gira. « Les bubble teas vont suivre le chemin des kebabs, qui connaissent un fort turnover. Le ticket moyen est très bas et il n'y a pas assez de volumes car ils ne proposent pas à manger. »

Une production européenne ?

L'autre défi, c'est la supply chain, avec des produits provenant presque uniquement de Taïwan. « Nous avons voulu diversifier nos fournisseurs quand le Covid a entraîné des problèmes de transport de conteneurs vers la Pologne, avec un allongement de la durée et une hausse des coûts. Avec le spectre d'un conflit entre la Chine et Taïwan, c'était une décision très sensée », relate Jakub Woźniczka, responsable de Crazy Bubble. La plus grosse franchise de bubble tea polonaise, également grossiste pour ses concurrents, a lancé une petite production de billes d'alginate et de sirops dans deux usines.

En France, deux jeunes entrepreneurs ont lancé Nostea, une entreprise fabricant des billes de sirop, près de Montpellier. Dans le Finistère, Amande Valladier, dont la société Phileas Lounge importe des ingrédients de Taïwan pour les revendre, voudrait profiter du savoir-faire de la région dans les algues pour faire de même. Mais la route reste longue : « Mon handicap, c'est que les banquiers n'ont jamais entendu parler du bubble tea… sauf par chance quand ils ont des ados ! »

La grande distribution s'y met aussi

Depuis le début de l'année, le grossiste alimentaire belge Food Partners fournit des bubble teas mêlant thé vert, sirops au goût de fruits et perles d'alginate à Hyper U, Carrefour, Cora et Auchan. Vendue entre 4 et 5 euros, la boisson représente 50 % de la croissance du rayon jus de fruits frais du distributeur nordiste, qui propose six variétés dans ses 330 points de vente depuis le mois de mai. Avec 3 millions d'euros de chiffre d'affaires dans les différentes enseignes, l'offre a fini en tête du classement Nielsen des meilleurs lancements de produits de grande consommation frais et en libre-service après trois mois de présence en magasin, devant la nouvelle bière Silver d'Heineken et le biscuit aux chocolats noir et blanc Duo de Kinder.

Anaïs Moutot

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres
Publicité