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Enquête

Le pop-corn, l'arme secrète du cinéma

Après des années d'indifférence, les Français ont adopté l'habitude américaine de manger du maïs soufflé dans les salles. Adoré ou détesté, le pop-corn est aujourd'hui l'une des clés de voûte de l'économie du septième art… et l'un de ses plus grands tabous.

Pop-corn de rigueur : en novembre 1952, à Hollywood, l'acteur américain Keefe Brasselle et son épouse Norma, assistent à la première diffusion d'un film en 3D…
Pop-corn de rigueur : en novembre 1952, à Hollywood, l'acteur américain Keefe Brasselle et son épouse Norma, assistent à la première diffusion d'un film en 3D… (Murray Garrett / Getty Images)

Par Adrien Gombeaud

Publié le 10 mai 2023 à 11:00

A Bézéril, dans le Gers, il n'y a pas de cinéma. Et pourtant Bézéril, 122 habitants, est un pôle stratégique pour l'économie du septième art. Ici pousse 95 % du maïs à pop-corn consommé dans les salles de France. « Ce n'est pas devant un écran que j'ai eu cette idée mais dans un champ, confie Michael Ehmann, qui dirige la société Nataïs. J'aime bien aller au cinéma, mais disons… pas plus que ça. » Michael est né en Allemagne, où sa famille exploitait des terres dans la région de Stuttgart. « Nous avons été délogés par la construction de l'aéroport. En 1981, mon père a acheté des champs en France. Pendant quelque temps, il a géré l'exploitation à distance. Quant à moi, j'ai décidé de m'installer à Bézéril en 1989, après un voyage aux Etats-Unis . » Lors de ce séjour, l'agriculteur a visité un champ de maïs pop-corn et son collègue américain lui a conseillé d'essayer. Du peu de graines qu'il a rapportées germa son entreprise. « Nous travaillons une variété de maïs très spécifique, ancienne et noble, poursuit Michael Ehmann. Elle est difficile à cultiver et a un rendement moindre à l'hectare qu'un maïs ordinaire. D'où son prix plus élevé. » Aujourd'hui, Nataïs produit 50.000 tonnes de maïs par an.

A 600 kilomètres de là, dans la région lyonnaise, se trouve la ville de Saint-Pierre-de-Chandieu. C'est également au début des années 1990 que Patrice Benoît y développe Benoît Ciné Distribution, dans le but de faire adopter le pop-corn aux Français. « Mon père possédait une société de distribution de fruits secs et amandes. Après un voyage d'affaires aux Etats-Unis, il s'est aperçu qu'il restait un peu de place dans un conteneur. Il y a donc casé quelques sacs de grains de maïs et une machine à pop-corn. À son retour, les sacs sont restés entassés pendant un an car il ne savait pas quoi en faire. Ensuite, quand la fonderie du coin a fait faillite, des copines de ma grand-mère se sont retrouvées au chômage… et elles ont commencé à fabriquer du pop-corn. »

Jusque-là, Pathé vendait mollement du pop-corn importé d'outre-Atlantique parmi d'autres confiseries, tandis que la marque Baff proposait, en sachet, son maïs caramélisé. « Avant nous, un Anglais avait tenté d'introduire le pop-corn dans les cinémas de France, indique Patrice Benoît. Après avoir perdu beaucoup d'argent, il avait conclu que c'était impossible… ce n'était tout simplement pas au goût français. Cependant, ma grand-mère et ses amies ont spontanément saupoudré le pop-corn de sucre au lieu du sel qu'affectionnent les Américains. C'est ce qui a fait la différence. Aujourd'hui encore, dans nos salles, seul 7 % du pop-corn se vend salé. Ce n'est pas que les Français n'aimaient pas le pop-corn… c'est qu'ils l'aiment sucré. » À la fin du millénaire, une avalanche de maïs va ainsi s'abattre dans les salles de France. Aux Etats-Unis, les spectateurs s'en gavaient depuis plus de soixante-dix ans…

Golden butter flavor

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Dès le XIXe siècle, les familles américaines font sauter du maïs dans leurs cheminées. Historien du pop-corn et auteur du livre de référence Popped Culture, Andrew F. Smith a même retrouvé un poème à la gloire des petits grains explosifs dans un numéro de Harper's Bazaar de 1853. La même année, la recette officielle est pour la première fois publiée dans un livre de cuisine. Le pop-corn est alors un snack festif que l'on consomme notamment à Noël, parfois agglutiné en guirlandes ou autres sculptures amusantes. Bientôt, il ira rejoindre les fêtes foraines aux côtés de la barbe à papa et des pommes d'amour. Dans les salles de spectacles populaires, il détrône la cacahuète qui avait l'inconvénient de laisser derrière elle des montagnes de coques.

Le pop-corn offre surtout à son heureux vendeur la botte commerciale imparable qui fait, encore aujourd'hui, son plus grand attrait. En s'éclatant dans son bain d'huile, le grain de maïs atteint 40 ou 50 fois sa taille initiale. « C'est pour cela que nous sommes si minutieux au cours de la récolte, précise Michael Ehmann : un grain abîmé n'éclate pas. Or le taux d'éclatement est crucial puisque le cinéma ne vend pas du poids mais du volume. » Ainsi l'éclatement du grain fait-il gonfler… le profit.

Au début du XXe siècle, dans les villes américaines, des marchands de pop-corn bourgeonnent aux abords des cinémas. Néanmoins, de nombreux exploitants obligent les spectateurs à manger sur le trottoir par souci de propreté et d'hygiène. La dépression des années 1930 change la donne et les salles acceptent de louer des espaces dans leurs halls aux vendeurs ambulants contre 1 dollar par jour. Petit plaisir abordable dans une économie ravagée, le pop-corn est l'une des rares denrées dont les ventes augmentent. Dans l'enceinte du cinéma, les réchauds parfument les caisses. Et l'on s'aperçoit avec surprise que l'odeur capiteuse, que les patrons voulaient autrefois chasser de leurs salles, envoûte les papilles. De nos jours, ces fragrances tièdes sont encore savamment distillées à l'entrée des cinémas, laissant flotter dans les files d'attente la plus efficace des publicités.

Publicité diffusée dans les salles américaines à partir de 1957

L'engouement se poursuit dans l'après-guerre. En 1949, Life consacre un article au phénomène : « La plus grande attraction du cinéma ce n'est plus Clark Gable ou Jane Russell, mais le pop-corn. » Un exploitant d'Oklahoma City livre la clé de sa prospérité : « Trouvez un endroit pour vendre du pop-corn, construisez un cinéma autour . » Selon Frédéric Martel dans son livre enquête Mainstream, ce sont les propriétaires de drive-in qui vont donner toute leur importance au comptoir à pop-corn. Ils vont notamment arroser le maïs du « golden butter flavor », le redoutable beurre salé fondu qui assoiffe le spectateur et ouvre les vannes des fontaines à soda.

Entretemps, les troupes américaines ont essaimé le pop-corn à travers le monde, mais la France résiste encore. Dans la mythique Dernière Séance, mélancolique requiem d'Eddy Mitchell aux salles de quartiers, il n'est pas question de pop-corn mais de « chocolats glacés ». En effet, jusqu'à la fin du siècle, les Français resteront attachés à leurs esquimaux. Un règne qui s'achève avec l'avènement des multiplexes.

« Les spectateurs ne sont pas des poules »

Avant de devenir directeur des ventes confiseries du groupe CGR Cinémas, Alfonso Corrales fut cinéphile, projectionniste et directeur de salles. À chaque poste, au fil des années, il a observé l'évolution des habitudes des spectateurs. « Dans les années 1980, des ouvreuses passaient encore dans les salles avec un panier de friandises. Quand on invitait sa petite copine au cinéma, alpaguer la vendeuse pour acheter une glace était un geste assez classe. Au cours de la décennie suivante, sont apparus des multiplexes, ces salles gigantesques et leurs fameux halls d'entrée. C'est alors qu'est arrivé ce grand comptoir où l'on a installé les 'warmers ' à pop-corn. » Désormais, ce n'est plus la confiserie qui vient au spectateur, mais le spectateur qui, avant d'entrer dans la salle et selon un trajet très étudié, traverse une confiserie lumineuse et d'odorantes collines de pop-corn. Avec les multiplexes, s'invite aussi sur l'accoudoir un nouvel accessoire : par son creux, le cercle destiné à accueillir le gobelet incite le spectateur installé à retourner vers le comptoir.

Un drive-in aux Etats-Unis, en 1949. C'est dans ces cinémas en plein air que le comptoir à pop-corn va s'imposer, tout comme le « golden butter flavor », le redoutable beurre salé fondu qui assoiffe le spectateur.

Un drive-in aux Etats-Unis, en 1949. C'est dans ces cinémas en plein air que le comptoir à pop-corn va s'imposer, tout comme le « golden butter flavor », le redoutable beurre salé fondu qui assoiffe le spectateur.Everett Collection / Bridgeman Images

Patrice Benoît fournit à la fois en confiseries et en matériel de vente les circuits UGC, Pathé-Gaumont, CGR et quelque 400 indépendants. « Ce qui a d'abord séduit dans le pop-corn, c'est le rapport prix-volume. Pour un petit paquet de M & M's, vous pouviez vous offrir un énorme gobelet de pop-corn. Mais ça n'a pas été évident. Au début, j'ai entendu des exploitants me rétorquer : 'Les spectateurs ne sont pas des poules .' J'ai commencé par 120 distributeurs automatiques placés à l'entrée des cinémas. J'ai aussi écumé les salons en écrasant du pop-corn sur de la moquette puis en passant l'aspirateur pour montrer que ça ne tachait pas. Alors bien sûr, l'arrivée du pop-corn a fait évoluer les budgets nettoyage… mais le bénéfice était tellement important ! Aujourd'hui, les exploitants prétendent que les confiseries et boissons représentent environ 16 % de leurs revenus. Ça me paraît exagéré. Je pense qu'on est plus proche des 11 %. Ce qui est certain, c'est qu'ils ne peuvent pas remplacer ces 11 % par autre chose. »

Chaque jour, quatre semi-remorques quittent Saint-Pierre-de-Chandieu pour approvisionner les salles de France en pop-corn très majoritairement fabriqué à partir du maïs cultivé par Nataïs. Dans sa conquête hexagonale, constate encore Patrice Benoît, le pop-corn a retrouvé le rôle de petit plaisir qu'il tenait aux Etats-Unis lors de la crise des années 1930 : « Au siècle dernier, une bonne soirée ciné, c'était un film et un resto. Comme c'est devenu beaucoup trop cher, on fait désormais le resto au ciné ! »

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En France, le pop-corn reste le vilain petit secret de la famille du cinéma. Le CNC ne dispose d'aucune statistique sur le sujet et des réseaux omniprésents sur le territoire comme Pathé-Gaumont ou Kinepolis refusent de s'exprimer sur le maïs. Comme le résume un distributeur parisien : « Les exploitants ont toujours peur de passer pour des confiseurs. » Chez CRG la question n'est pas taboue. « Le pop-corn est un produit intéressant pour nous car c'est le seul bénéfice qu'on ne partage pas avec un tiers, explique Alfonso Corrales. Et bien sûr, la marge est très importante. » Voilà pourquoi CRG organise chaque année une « fête du pop-corn », en proposant des promotions sur la superstar des friandises. En interne, l'entreprise remet même un « César du pop-corn » lors d'une cérémonie qui sacre le meilleur vendeur du groupe.

Aujourd'hui, dans les salles CGR, 20 % des spectateurs font escale au comptoir. Sur ce « taux de prise », 70 % du chiffre d'affaires répondent à l'équation magique : pop-corn + boisson. Des chiffres que l'on imagine similaires à ceux des circuits qui n'osent pas les communiquer. Comme le résume Alain Boniface, qui dirige plusieurs cinémas indépendants, dans le sud de la France : « Un exploitant peut se permettre d'être en rupture de stock de M & M's, mais il ne doit jamais être à court de pop-corn ! » « Les gens viennent d'abord chez nous pour voir des films, nuance Alfonso Corrales. Lorsque l'on sort un 'Top Gun : Maverick', on vend plus de pop-corn car on attire plus de spectateurs. Ces profits restent donc liés au cinéma, à la création. » Il peut observer un léger frémissement sur certains titres comme Super Mario, mais le fameux « taux de prise » n'évolue pas sensiblement en fonction des films.

Cependant, d'après Alain Boniface le « film pop-corn » n'est pas un mythe. Si l'exploitant se refuse d'y penser lorsqu'il programme ses écrans à Saint-Raphaël, Fréjus ou Menton, d'autres, selon lui, tiendraient compte de ce paramètre : « Le pop-corn a pris son essor en France avec l'avènement des franchises de type Marvel. On sait tous que certaines productions font vendre plus de confiseries que d'autres. Parfois, ce sont les 3 euros ajoutés en moyenne sur chaque billet qui vont vous permettre de gagner votre vie… et la 'confi', c'est 80 % de pop-corn. »

Pour une poignée de pop-corn

Dans l'avenir, Alfonso Corrales n'imagine pas les ventes fléchir. « Tous les groupes investissent dans les halls d'accueil et ces espaces ne cessent d'évoluer. Par exemple, depuis les ventes de tickets par Internet, on ne fait plus la queue. On a mis fin au stress de la file d'attente, à l'angoisse de la séance qui va commencer… et donné plus de temps aux spectateurs pour acheter du pop-corn. »

Parmi toutes les confiseries du comptoir, le pop-corn reste la seule que l'on associe spécifiquement au cinéma. Dans un sens, ses ventes indiquent que la salle reste un lieu à part, qu'une sortie au cinéma vous sort de l'ordinaire. « Lorsqu'ils vont voir un film, j'ai l'impression que les gens se lâchent, relève Patrice Benoît. Par exemple, le Coca cerise réalise 30 % de ses ventes dans les cinémas. Très peu de gens en achètent au supermarché. De même, sur une aire d'autoroute, on se partage entre 50 % de Coca ordinaire et 50 % de Coca zéro. Mais dans un cinéma, on n'est plus qu'à 10 % de Coca zéro… Il faut croire que les spectateurs ont envie de sucre. »

« Pop Corn » tube électro de Hot Butter (1972)

Aux yeux des puristes, le pop-corn restera toujours le symbole avilissant de la déchéance des temples sacrés du septième art. Authentique cinéphile qui, dès ses 10 ans, séchait les cours pour s'évader au ciné, Patrice Benoît en vient lui-même à se montrer critique envers la goinfrerie du spectateur : « Forcément, ça me fait plaisir que des gens mangent au cinéma… mais pas trop. Les bruits de mastication, les sachets gratouillés, c'est effectivement gênant pour apprécier un film. Je n'aime pas la façon dont les Américains peuvent engloutir des nachos trempés dans du fromage fondu pendant toute une séance. En France, des salles d'art et essai refusent que l'on mange chez eux et il faut que cette idée du cinéma continue d'exister aussi. Après tout, qui aurait envie d'aller au Louvre déballer un sandwich devant 'La Joconde' ? »

Certaines salles en France n'acceptent pas que l'on mange chez elles.

Certaines salles en France n'acceptent pas que l'on mange chez elles.Georges Bartoli / Divergence

Dans les odeurs de sucre flotte enfin ce mystère : si, sur le tard, le spectateur français a vraiment pris goût au pop-corn, pourquoi n'éprouve-t-il pas l'envie d'en manger ailleurs qu'au cinéma ? Alfonso Corrales trouve la réponse en un mot. Plus qu'une friandise, il définit le pop-corn comme « une expérience ». En France, son image aura longtemps précédé sa consommation. Et peut-être qu'à force de voir au cinéma des Américains grignoter du maïs, les spectateurs se sont mis à mâchouiller exactement comme eux, à reproduire ce geste de porter des graines à leur bouche, les yeux écarquillés sous la merveilleuse opalescence des projecteurs. Ainsi, dans un effet miroir qui n'appartient qu'au cinéma, pour une poignée de pop-corn, chacun s'offrait l'illusion de vivre dans un film américain.

Snacks éthiques au ciné

Depuis 2021, l'association Mieux manger au cinéma entend réorienter les spectateurs vers des snacks plus sains. Elle est présidée par la productrice Carole Scotta (La Nuit du 12, Entre les murs…) : « Je suis choquée que l'un des plus beaux souvenirs d'enfance, la découverte du cinéma, soit lié à la malbouffe. On peut s'enfermer dans un rapport pur et dur au cinéma, décréter que ce n'est pas un lieu pour manger. Mais si certains spectateurs ne peuvent pas aller au cinéma sans manger, pourquoi ne pas leur proposer une offre alternative ? »

Chaque année, Mieux manger au cinéma met en valeur des snacks gourmands à travers une remise de prix. « Nous cherchons des produits géolocalisés, des solutions de livraison éthique. Nous faisons aussi attention à l'emballage, aux bruits, aux miettes… et bien sûr à l'aspect nutritionnel. »

En 2023, le jury a retenu les eskimos Emkipop, les Energy Balls Nüttree, les billes de chocolat Saveurs & Natures, les barres de fruits secs Croc Snack et les jus de fruit de Nos Jardins imparfaits. Ces produits sont proposés dans plusieurs cinémas à travers la France, comme le Louxor à Paris, le Comoedia à Lyon, le Semaphore à Nîmes… « Aux salles désormais de suivre. Dans mon rêve le plus fou, j'imagine des spectateurs manger sainement devant un Marvel. C'est peut-être une utopie, mais la nouvelle génération, qui est très sensible à ces questions, pourrait bien s'en emparer… pourquoi pas finalement ? »

Rens. : mieuxmangeraucine.fr

Adrien Gombeaud

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