Les tensions actuelles entre pays européens sur l’organisation du marché électrique ne reflètent pas l’opposition entre des technocrates français obsédés par le nucléaire et des Verts allemands fanatiquement hostiles. Au-delà des lobbys comme des expertises techniques inévitablement incertaines à un horizon d’investissement qui se mesure en décennies, ces frictions traduisent des choix de société. L’histoire du développement de l’électricité nous le rappelle.
On l’oublie parfois, mais l’électricité fut d’abord une énergie locale. Parce que son transport impliquait des déperditions élevées, elle fut initialement produite dans des centrales à charbon à proximité immédiate des lieux de consommation que furent, d’abord, les villes. Installer un réseau étant coûteux, les entreprises locales d’électricité réalisaient des économies d’échelle importantes qui leur ont permis d’acquérir des situations de monopole.
Mais, à partir de 1906, une loi les contraint à obtenir des concessions municipales, dont la négociation définit des obligations, notamment en matière de tarifs et de couverture du territoire. Grâce au progrès technique, les prix baissent rapidement et la consommation augmente. La possibilité de distribuer l’électricité en petite quantité (par opposition à la production massive des machines à vapeur) offre aux petites entreprises et aux travailleurs à domicile (par exemple les couturières) des gains de productivité et une moindre pénibilité, sans devoir se soumettre à la concentration dans l’usine. L’industrie des machines électriques qui émerge alors transforme à la fois le travail et la vie domestique.
Dans l’entre-deux-guerres, la distribution d’électricité s’étend progressivement vers les campagnes. Sous l’impulsion de deux grands groupes (L’Energie industrielle et L’Union d’électricité), l’industrie électrique se concentre rapidement après 1920. Les économies d’échelle dans la distribution à haute tension permettent de surmonter les problèmes d’approvisionnement d’un bien non stockable et de concentrer la production, notamment avec les barrages hydroélectriques. La concentration financière et technique des grands réseaux monopolistiques réduit la capacité de négociation des pouvoirs publics, surtout locaux.
Les experts se déchirent
La nationalisation de 1945 ne fut pas qu’une rupture avec le capitalisme financier, revendiquée par le Conseil national de la Résistance pour donner à l’Etat la capacité de contrôler l’économie, mais aussi la reconnaissance de la situation de monopole « naturel » du système électrique. EDF, qui fusionne les producteurs importants et la distribution, achève de fait la construction d’un marché national unifié. Avec le soutien financier de l’Etat, EDF poursuit le processus de concentration technique avec des barrages toujours plus grands, puis le programme nucléaire.
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