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18 octobre 2023, Cité Tahrir, Tunis, Tunisie. Léna Pouye, 48 ans, déambule dans le marché de la Cité Tahrir, quartier populaire dans l’ouest de Tunis, dans lequel elle s'est installée il y a deux mois avec sa fille Yasmine, 11 ans.
PAULINE DUPIN POUR « LE MONDE »

En Tunisie, dans l’intimité des femmes migrantes

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Publié le 02 novembre 2023 à 18h30, modifié le 17 avril 2024 à 10h31

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L’huile commence à frémir. Léna attrape quatre belles daurades sur la table de la cuisine et les jette une à une dans la casserole. Le bruit du pétillement emplit toute la pièce. Assis en embuscade sur le pas de la porte qui donne sur la rue, un chat roux miaule sa déception de voir ses proies disparaître. Léna le chasse du pied et le petit félin retourne aussitôt à sa vie de gouttières, en cette chaude après-midi d’octobre. Cela fait deux mois que Léna Pouye, 47 ans, s’est installée avec sa fille Yasmine, 11 ans, dans un petit appartement situé dans la Cité Ettahrir, un quartier populaire de l’ouest de Tunis. Dans cette pièce divisée en deux par une cloison où elles vivent et dorment, tout rappelle son Sénégal natal : le maillot des Lions de la Teranga, l’équipe nationale de football, des boubous, des fleurs d’hibiscus séchées, et jusqu’au thieb qu’elle est en train de préparer, « le plat préféré des Sénégalais ! », s’exclame-t-elle avec fierté.

Ces petits détails lui permettent de faire vivre le lien avec le pays, qu’elle a quitté il y a maintenant treize ans pour s’installer en Tunisie, et de transmettre à sa fille un peu de son héritage culturel. Ils entretiennent aussi la saudade. « Je pense tous les jours au Sénégal », avoue-t-elle, mélancolique. Avant de devenir le premier point de départ vers l’Europe pour les migrants, la Tunisie a longtemps été une terre d’accueil pour de nombreuses femmes originaires d’Afrique de l’Ouest, séduites par la perspective de salaires plus élevés que dans leur pays d’origine. Une immigration facilitée, aussi, par de multiples réseaux de traite humaine. Mais l’aggravation de la crise socio-économique, la montée des violences racistes, les crispations sur la question migratoire ont eu raison de cette attractivité économique et ont poussé nombre d’entre elles vers le départ. Celles qui sont restées y songent aussi. « Il ne faut pas refuser le destin mais quand même, j’aimerais partir ailleurs », dit Léna.

« Un pays de “mahboul” »

Pourtant, la Sénégalaise a passé de longues années en Tunisie. Quand elle s’y est installée pour travailler comme cuisinière particulière, elle se souvient de conditions bien plus accueillantes. « Du temps de Ben Ali, ce n’était pas comme ça. J’étais à l’aise, les gens se respectaient, la vie était moins chère », se souvient-elle, un brin nostalgique de l’ancien régime. Elle a ensuite traversé la révolution de 2011, accouché de Yasmine deux ans après son arrivée. Après son divorce, suivi du retour de son ex-mari au Sénégal, Léna s’est retrouvée seule à élever son enfant. « Il m’a laissée gérer, c’est moi qui ai tout fait pour ma fille. C’était pas facile, mais j’ai dû assumer mes responsabilités. »

Léna choisit sur le marché de la cité Tahrir, à Tunis, les ingrédients qui composeront un thieb (à droite), plat de son pays natal, le Sénégal, 18 octobre 2023. Léna choisit sur le marché de la cité Tahrir, à Tunis, les ingrédients qui composeront un thieb (à droite), plat de son pays natal, le Sénégal, 18 octobre 2023.

Femme migrante célibataire en lutte contre les injonctions sociales, Léna fait face à maintes difficultés : scolariser Yasmine, subvenir à leurs besoins à toutes deux, naviguer dans les limbes de l’administration, faire face au regard et aux remarques de la société tunisienne, cumuler plusieurs emplois. Sa détermination, doublée d’un caractère bien trempé, lui permet de tout surmonter. « C’est un pays de “mahboul” [fou, en arabe tunisien]. Alors il faut que je sois encore plus mahboul », lance-t-elle en rigolant.

Mais la pandémie de Covid est l’épreuve de trop. Avec le confinement, elle perd son emploi, se retrouve sans revenus et bientôt sans toit. « J’ai dormi avec ma fille dans la rue car le bailleur nous a mises dehors. Elle a pleuré à en être malade », évoque-t-elle, la voix chaude de douleur. Depuis, plus rien n’est pareil, Léna connaît l’instabilité de l’emploi et du logement, va d’appartement en appartement au rythme de l’augmentation croissante des loyers, enchaîne les périodes sans travailler en plus de devoir composer avec les aléas de l’économie locale. « Avant, je faisais la cuisine chez moi, les gens commandaient des plats pour 10 ou 15 personnes. Mais avec les pénuries, le manque de riz, de sucre, comment voulez-vous que je travaille ? En plus, les prix ont augmenté à cause de l’inflation, mais les clients ne veulent pas payer plus cher. »

« Hordes de migrants clandestins »

Déjà à l’époque, elle pense au retour. Mais, avec une enfant à sa charge, elle tente de rebondir et se tourne vers l’apprentissage, convaincue qu’un diplôme pourrait lui ouvrir les portes d’un emploi stable. Elle s’inscrit alors à une formation en cuisine et en pâtisserie organisée par l’association Ftartchi ? et destinée aux femmes migrantes. Le cursus vise à favoriser « l’intégration en milieu professionnel », explique Yosra Lachheb, 29 ans, pâtissière professionnelle primée et formatrice. « Les femmes travaillent plus que les hommes dans le domaine de la pâtisserie. C’est plus simple pour elles d’obtenir un emploi dans ce secteur que dans d’autres. »

Préparation des feuilles de brik dans le cadre d’une formation proposée par l’association Ftartchi?, à destination des femmes migrantes, à Marsa, dans la banlieue nord de Tunis, le 17 octobre 2023. Préparation des feuilles de brik dans le cadre d’une formation proposée par l’association Ftartchi?, à destination des femmes migrantes, à Marsa, dans la banlieue nord de Tunis, le 17 octobre 2023.

Plusieurs anciennes étudiantes ont ainsi pu trouver un travail régulier à l’issue de la formation. Mais aujourd’hui, la grande majorité d’entre elles n’est plus en Tunisie. « La plupart des anciennes bénéficiaires sont aujourd’hui en Europe ou rentrées au pays », regrette Aida, la directrice de l’association, expliquant qu’elles ont été poussées au départ par la vague de racisme déclenchée, le 21 février, par la harangue du président Kaïs Saïed à l’encontre des « hordes de migrants clandestins ».

Malgré tout, les formations continuent. Dans les locaux de l’association, située en banlieue nord de la capitale, une nouvelle cohorte s’agglutine autour du plan de travail. « On laisse revenir le beurre jusqu’à ce que le petit-lait se sépare du corps gras », répète assidûment Rebecca Dyali, 34 ans, originaire de Côte d’Ivoire. « C’est ce qu’on appelle la clarification du beurre », reprend Yosra Lachheb, sur un ton professoral. Dans cette grande cuisine en inox, la notion d’intégration a laissé la place aux envies d’ailleurs. « Moi je veux partir en Europe, explique Mme Dyali. Enfin, pas forcément en Europe, mais dans un autre pays. Dans tous les cas, il faut que je sache faire quelque chose et la pâtisserie est très consommée partout. »

« Je serai une femme forte »

Après avoir travaillé près de trois ans en Tunisie, elle ne se voit plus rester. La faute à l’insécurité et aux agressions, aux difficultés d’accès à l’emploi et au logement, et à l’absence de perspectives d’avenir. Sa compatriote, Marcelle Nyabri, arrivée il y a quatre ans, exprime le même sentiment mais envisage quant à elle son retour. « Si je rentre en Côte d’Ivoire, cette formation va me permettre de travailler à mon propre compte, de mélanger notre pâtisserie traditionnelle à celle de la Tunisie. Cela fera du changement », espère-t-elle, enjouée à l’idée de tenir un jour sa propre boutique.

Rebecca Dyali, 34 ans, originaire de la Côte d'Ivoire et participante d’une formation proposée par l'association Ftartchi?, à destination des femmes migrantes, à Marsa, dans la banlieue nord-est de Tunis, le 17 octobre 2023. Rebecca Dyali, 34 ans, originaire de la Côte d'Ivoire et participante d’une formation proposée par l'association Ftartchi?, à destination des femmes migrantes, à Marsa, dans la banlieue nord-est de Tunis, le 17 octobre 2023.
A gauche : Nathalie, originaire de la Côte d’Ivoire, ancienne élève de la formation Ftartchi?, le 17 octobre 2023, dans un restaurant de la banlieue nord de Tunis où elle est embauchée. A droite : préparation de "samsa" dans le cadre de la formation Ftartchi?, à Marsa, en banlieue de Tunis. A gauche : Nathalie, originaire de la Côte d’Ivoire, ancienne élève de la formation Ftartchi?, le 17 octobre 2023, dans un restaurant de la banlieue nord de Tunis où elle est embauchée. A droite : préparation de "samsa" dans le cadre de la formation Ftartchi?, à Marsa, en banlieue de Tunis.

Même Nathalie Diby, l’une des élèves modèles de la « promo » précédente, qui a pourtant trouvé un emploi de cuisinière, songe à l’après. « Avant d’avoir trouvé du travail, c’était très difficile. Aujourd’hui je m’y sens bien. J’ai envie de rester en Tunisie, si le salaire augmente, si j’évolue », dit-elle pleine d’espoir tout en restant réaliste : « La situation s’est calmée depuis février, mais qui sait comment ça va évoluer ? » « Un jour on finira bien tous par rentrer », tranche Rebecca.

Nathalie, Rebecca, Marcelle sont des résistantes, la plupart de leurs amies et connaissances ont déjà quitté le pays. Quant à Léna, elle repousse sans cesse son retour de peur de chambouler sa fille. « Comment va-t-elle faire pour garder ses amis ? », s’inquiète-t-elle. Elle n’a pas répondu à l’appel des avions de rapatriement que le Sénégal a envoyés en février après les vagues de violences. Un départ qu’elle a jugé trop rapide après tant d’années. Pas plus qu’à la tentation de prendre la mer, qui n’a jamais été une option pour elle. Alors elle attend le bon moment. « Quand je rentrerai au Sénégal, je ne ramènerai pas la richesse mais l’expérience de vie, confie-t-elle. Je serai une femme forte, car j’ai été à l’armée ici, en Tunisie. »

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