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Mazdak Sanii : « Rendre l'art radicalement plus accessible »

Il est le cofondateur d'Avant Arte, une plateforme qui met en relation des artistes avec une nouvelle génération de collectionneurs. Le trentenaire d'origine iranienne était auparavant le directeur de Boiler Room, célèbre site de streaming de sets de DJs. Après avoir révolutionné la diffusion de la musique de club, il s'apprête à faire de même avec l'art contemporain.

Mazdak Sanii, PDG et co-fondateur d'Avant Arte
Mazdak Sanii, PDG et co-fondateur d'Avant Arte (© Vivek Vadoliya, courtesy Avant Arte)
Publié le 10 nov. 2023 à 10:42Mis à jour le 5 déc. 2023 à 16:57

Vous dirigez une entreprise qui marche très bien, mais vous avez un profil plutôt sciences humaines ?

Oui, j'étais un littéraire jusqu'au bout des ongles quand j'étais petit. Je jouais du cor français assidûment, de l'âge de 7 ans à la vingtaine, et j'ai passé presque dix ans dans une école de musique spécialisée. Puis j'ai fait anglais à l'Université d'Oxford et je voulais devenir poète, mais par un concours de circonstances fortuit, je me suis retrouvé en stage à la banque Rothschild, à Londres.

On est très loin de la musique et de la poésie…

Ce qui me plaisait chez Rothschild, c'est qu'il y avait beaucoup à apprendre, il ne s'agissait pas seulement d'établir un modèle financier. La capacité d'écoute, de construire des relations, de donner des conseils avisés était encouragée. Après mon stage, j'ai été engagé à temps plein et j'ai eu la chance d'être cornaqué par un associé qui demeure aujourd'hui l'une de mes principales influences professionnelles. Au bout de quatre ans, j'ai rencontré Blaise Bellville, le fondateur de Boiler Room.

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Vous avez intégré Boiler Room pour renouer avec vos racines ?

Oui, ça m'a permis de développer tout ce que j'avais appris chez Rothschild dans une optique plus entrepreneuriale, et la musique en ligne était un domaine qui m'intéressait déjà. Boiler Room a connu une évolution naturelle. Tout a commencé avec une webcam scotchée avec du gaffeur dans le coin d'une vieille chaufferie [boiler room en anglais, NdT], à Hackney, qui permettait à une bande de musiciens de diffuser leurs expérimentations en livestream. Le projet s'est construit un statut culte en ligne. Quand j'ai rencontré Blaise, ils n'avaient que deux ou trois employés et réfléchissaient à la manière d'en faire une entreprise rentable. Boiler Room était un modèle étonnant, car ils organisaient de tout petits événements plutôt réservés aux musiciens, à leurs amis, leur famille et quelques happy few. En même temps, ils étaient diffusés gratuitement en ligne - et des millions de gens se connectaient pour regarder. C'était un drôle de mélange, entre un modèle très select et très inclusif, offline et online.

C'était nouveau pour vous, tout ça ?

C'était complètement inédit et l'expérience a été extraordinaire. C'est aussi par ce biais que j'ai rencontré Christian Luiten et Curtis Penning, avec qui j'ai cofondé Avant Arte. Christian et Curtis sont originaires d'une ville postindustrielle des Pays-Bas où il n'y a ni musée, ni galerie, ni salle de concert, donc leur découverte de la culture était passée en grande partie par internet. Ils ne bénéficiaient pas du privilège culturel d'un habitant de Londres ou de New York, mais ils ont lancé le blog qui a fait germer notre communauté.

C'est quoi, Avant Arte ?

Nous sommes une plateforme dont l'objectif est de rendre l'art radicalement plus accessible, aussi bien pour les spectateurs que pour les collectionneurs. Nous travaillons avec des artistes contemporains de premier plan et nous disposons d'une communauté de plus de 3 millions de collectionneurs d'une nouvelle génération. Nous tentons de trouver des moyens de mettre les deux en dialogue. Nous faisons cela de deux manières : via le storytelling, du contenu et du contexte, et aussi en produisant des éditions de sculptures, des livres d'artistes et des oeuvres sur papier, ainsi que de l'art digital.

Quelle est l'idée centrale ?

Nous sommes convaincus que l'art a un impact profond sur les gens, tant émotionnellement qu'intellectuellement. Mais quand on compare à la musique, la mode ou à d'autres domaines de la culture qui se sont vraiment emparés de la technologie, on doit bien constater que la portée de l'art contemporain et son accès doivent être élargis. L'accessibilité financière est un aspect du problème et le fait de produire des éditions permet aux collectionneurs débutants de se lancer en faisant l'acquisition d'oeuvres des artistes qu'ils aiment. La majorité des membres de notre communauté a moins de 40 ans, ce sont des gens qui vont régulièrement voir des expositions mais ne savent pas comment ils peuvent soutenir les musées. Ils sont passionnés d'art, passionnés par les artistes mais, bien souvent, ils se sentent exclus du système traditionnel des galeries.

Quel profil ont vos collectionneurs ?

Nous avons des gens qui ont acheté leur toute première oeuvre via Avant Arte. Sinon cela va de jeunes en début de carrière professionnelle à des avocats, en passant par des collectionneurs établis. Ce n'est pas exclusif. Souvent, ils nous ont trouvés car ils se passionnaient pour un artiste en particulier, après quoi ils ont découvert l'ensemble de notre programme. Il y a beaucoup de collectionneurs aguerris mais qui ne seraient peut-être pas en mesure d'acheter une oeuvre originale d'un des artistes qu'ils admirent le plus. Quand nous lançons une collaboration avec l'artiste en question - que ce soit Elizabeth Peyton ou Paul McCarthy - cela permet à ces collectionneurs d'entrer à leur tour dans notre communauté. Nous avons découvert que les collectionneurs s'intéressent à la culture au sens large, ils ne se contentent pas de collectionner des oeuvres d'art, ce sont des fans de musiques, ils s'intéressent à la mode… Le public moderne est souvent transversal.

Comment fonctionne Avant Arte sur le plan commercial ?

De deux façons. D'abord, nous travaillons directement avec l'artiste, ensuite nous développons des projets avec l'artiste en collaboration avec un musée. Notre projet au Design Museum de Londres, autour de l'expo « Making Sense » d'Ai Weiwei en est un exemple récent. Nous travaillons avec le directeur du musée, Tim Marlow, depuis longtemps et nous savions que cette exposition était en préparation donc nous nous sommes associés avec le Design Museum et Ai Weiwei afin de produire une série d'éditions, lesquelles ont permis de lever des fonds pour aider le musée au montage de l'exposition.

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Vous découvrez de nouveaux talents ?

Nous tirons beaucoup d'énergie de nos visites des ateliers et nous avons travaillé avec des artistes en début de parcours, par exemple Anna Weyant, Antonia Showering et Danielle Mckinney. Nous sommes ravis de voir leur carrière décoller ces dernières années.

Dans quelle gamme de prix se situent les oeuvres en vente sur Avant Arte ?

C'est une gamme très large, car nous travaillons directement avec les artistes pour créer des pièces nouvelles qui s'intègrent dans leur oeuvre. Le plus accessible, jusque-là, c'est 350 euros pour une édition, et nous avons vendu des oeuvres à 250 000 euros. La moyenne, c'est deux, trois mille euros. Le désir de vivre entourés d'art et celui de soutenir les artistes sont les deux grands moteurs de l'intérêt de nos collectionneurs.

Comment voyez-vous l'engouement pour les NFT dans le monde de l'art ?

Nous fournissons des certificats d'authenticité pour toutes nos sculptures et éditions. Un NFT, fondamentalement, c'est une forme numérique de cela, qui permet d'assurer la rareté d'une oeuvre, souvent numérique, qui lui est associée. Nous avons longtemps hésité à collaborer sur des projets NFT, car nous avions le sentiment que c'était un phénomène de mode peu stable sur le marché. En 2022, bien après le début de cette hype, nous avons élaboré une proposition permettant, d'une part, à des artistes numériques d'explorer pour la première fois des supports physiques à leur travail, tels que la sculpture ou l'édition, et, d'autre part, à des artistes établis d'incorporer les NFT dans leur pratique. Ce pont entre numérique et matériel nous a semblé un bon point de différenciation. En tant qu'humains, nous allons exister entre réalités physique et numérique, et la culture va représenter ces deux aspects.

Les galeries et musées voient-ils Avant Arte comme un concurrent ?

Non, et ce n'est pas comme ça que nous nous voyons non plus. Nous avons monté de nombreux partenariats avec des galeries qui se sont avérés très productifs. Nos artistes ont souvent des relations privilégiées avec leur galerie et nous faisons toujours attention de vérifier que tout le monde est sur la même ligne, que les priorités de chacun sont comprises et prises en compte dans la collaboration.

l'artiste Ai WeiWei et le directeur du Design Museum Tim Marlow, dans le studio de sérigraphie d'Avant Arte, Make-Ready, à Londres

l'artiste Ai WeiWei et le directeur du Design Museum Tim Marlow, dans le studio de sérigraphie d'Avant Arte, Make-Ready, à Londres© courtesy Avant Arte

«Frederick Douglass, 1850», sérigraphie en édition limitée d'Elizabeth Peyton en collaboration avec Avant Arte, mise aux enchères en soutien à la National Portrait Gallery.

«Frederick Douglass, 1850», sérigraphie en édition limitée d'Elizabeth Peyton en collaboration avec Avant Arte, mise aux enchères en soutien à la National Portrait Gallery.© courtesy Avant Arte

Traduction de l'anglais Héloïse Esquié

ALAIN ELKANN

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