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Le travail vivant. Entretien avec Christophe Dejours

Stress Travail et Santé

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Comment mobiliser et tenir ensemble les apports de la psychanalyse, de l’ergonomie, de la sociologie du travail ?

Entretien avec Christophe Dejours, Psychiatre, Psychanalyste, Directeur de l’Institut de Psychodynamique du travail
Propos recueillis par Françoise Acker et Lionel Leroi-Cagniart (membre du réseau Souffrance & Travail), pour la revue Pratiques.

Pratiques : Pourriez-vous nous parler de vos travaux sur la question du travail et comment vous avez évolué au cours des années ?

Christophe Dejours : Ma première année d’université, de fac des Sciences, c’était en 1967-68. C’est de là que c’est parti. Je suis resté fidèle à ce que j’ai compris comme « un message de Mai 68 ». La plupart des gens de ma génération ont soit « oublié tout ça » soit carrément tourné casaque.

Mai 68, c’est la plus grande grève de l’histoire de France et la question fondamentale, c’est celle du travail, plus que ça, la question de la santé mentale au travail. C’est à mon avis le thème central de Mai 68, qui n’était certes pas énoncé sous cette forme-là. On ne parlait pas de santé mentale, on parlait d’aliénation. Elle était affichée sur tous les murs de Paris. C’était le travail répétitif sous contrainte de temps, l’aliénation par le travail, le travail aliéné, la destruction de l’Homme par le travail, au moment où s’épuisaient les promesses portées par le système Taylor, le fordisme ; promesse du côté de l’accroissement de la consommation, de l’augmentation du niveau de vie, le bonheur par la consommation.

Avoir plus de confort et consommer davantage ne compensent pas l’horreur du travail organisé, avec cette progression de la taylorisation des tâches. Ça fait plus de cinquante ans que ça dure et, maintenant, ce sont les activités de service qui sont en voie de taylorisation. Ce qui était impensable en Mai 68 où c’était essentiellement le travail industriel qui était dénoncé.

J’ai été dépositaire de ça. Après 1968, j’ai connu les conditions ouvrières. J’étais étudiant, c’était une découverte assez invraisemblable de la condition de vie de ces travailleurs immigrés dans des foyers organisés par Renault, en coopération très étroite avec la préfecture de Paris. C’était des conditions infâmes et indignes.

C’est la psychanalyse qui m’intéressait, mais on m’a conseillé de faire médecine plutôt que psycho, donc j’ai fait médecine. J’avais cet intérêt pour la psychiatrie, mais j’avais découvert ces questions du travail. J’ai donc fait deux formations. Un cursus du côté des sciences du travail et un cursus du côté de la psychiatrie et de la psychanalyse.

1968 a été une crise, le pouvoir a eu vraiment peur – pas seulement en France, pas seulement de Gaulle, mais dans le monde entier –, on a eu peur que le capitalisme soit sur sa fin. C’était une crise sociale en Italie, en Scandinavie, en Suède, au Japon, en Corée, aux États-Unis où elle s’était mêlée à la lutte contre le racisme.

Il y a eu des événements très lourds et des violences terribles. Il fallait trouver des alternatives à l’organisation du travail. Il y a eu un mouvement très fort. Le patronat et les États ont investi des sommes énormes pour essayer de trouver des alternatives au taylorisme et au fordisme et ça a donné la restructuration du parc industriel, la multivalence, la polyvalence, les groupes semi-autonomes, la direction par objectifs… On a expérimenté plein de trucs ! Chez Volvo, le volvoïsme, chez Berliet, chez Renault… Pour pouvoir faire tout ça, il a fallu investir dans la recherche, il y a eu des bourses de recherche financées par le gouvernement.

En 1973, j’étais en cours de médecine et j’ai bénéficié d’une bourse de formation à la recherche sur les conditions de travail, RESACT « Recherche sur l’amélioration des conditions de travail ». J’ai eu une formation de chercheur. On avait l’obligation, en plus de la spécialité dans laquelle on travaillait, d’apprendre une autre discipline.

J’ai donc appris la médecine du travail, qui se faisait en un an, puis j’ai fait une formation d’ergonomie au CNAM. Parallèlement, je commençais ma formation en psychiatrie et mon projet de recherche portait sur la psychopathologie du travail. J’ai commencé en travaillant avec des biologistes à l’Hôtel-Dieu sur le diabète et sur le métabolisme en travaillant à l’Institut de psychosomatique. J’avais une formation en psychanalyse.

Je suis devenu assistant de médecine du travail à la Faculté de médecine de Paris et j’ai monté le premier service de médecine du travail dans l’université, à Paris V. Ensuite j’ai été assistant de médecine du travail à Paris VI, puis à l’Hôtel-Dieu où je travaillais en diabétologie et en psychiatrie.

J’ai poursuivi ces deux formations totalement séparées, parce que du côté des sciences du travail et du laboratoire d’ergonomie, la psychanalyse était extrêmement mal vue !

Et du côté de la psychanalyse, il n’était pas question de dire que je faisais autre chose et surtout pas de m’intéresser aux questions du travail. J’aurais été immédiatement exclu comme non-psychanalyste puisque, pour la psychanalyse, la réalité sociale doit rester hors du cabinet. Cette séparation institutionnelle, avec des conflits de disciplines, d’interprétation oblige à se situer ou bien du côté de la société, du côté du travail et des sciences du travail, ou bien du côté de la psychanalyse, de l’individu…

C’est cette situation qui m’a permis de soulever ou de reprendre un problème théorique qui est le problème de la double centralité. La centralité connote le point à partir duquel partent tous les mouvements, toutes les impulsions et sur lequel convergent tous les efforts d’analyse et d’interprétation. Dans un véhicule automobile le centre, c’est le moteur.

Dans une centrale nucléaire, c’est le « cœur ». Dans un organisme vivant, c’est le métabolisme…

Un sujet majeur lié à l’œuvre de Freud. Je suis un psychanalyste freudien. Ce qui fait véritablement la spécificité de la psychanalyse, c’est la centralité de la sexualité. La sexualité, les pulsions sexuelles sont à l’origine du fonctionnement psychique et toute production humaine est d’abord initiée par quelque chose qui part de la pulsion sexuelle.

Mais avec tout ce que je faisais du côté de la psychopathologie du travail, et toutes les enquêtes et le travail théorique que j’ai fait avec les ergonomes Alain Wisner, François Daniellou, Catherine Teiger, Antoine Laville et différentes personnes de ce laboratoire, j’étais arrivé à l’idée qu’il y avait une centralité du travail. Centralité par rapport aux questions de santé mentale.

Le travail n’est jamais neutre vis-à-vis de la santé, de la santé mentale. Il peut générer le pire : des pathologies mentales que j’essayais de décrire (et cela va aujourd’hui jusqu’au suicide sur les lieux du travail), mais il peut aussi générer le meilleur.

Le travail peut devenir tellement important dans une vie que c’est grâce au travail que non seulement on solidifie, on renforce sa santé, mais peut-être même, on la constitue. C’est le travail comme médiateur de la construction de la santé.

Personne n’échappe à cette centralité du travail pour le psychisme. Si on est au chômage, on ne peut plus apporter sa contribution à la société via le travail. On perd alors tous les avantages de la rétribution en termes de reconnaissance et, là, du point de vue psychique, c’est très scabreux et quand on est psychiatre, on ramasse aussi tous les dégâts psychiques du chômage.

Donc, je ne peux pas renoncer à la centralité du travail et je ne peux pas renoncer à la centralité du sexuel. Ça s’appelle la double centralité. C’est un paradoxe parce qu’il n’y a qu’un seul centre. Pour moi, ce problème était posé. C’était d’abord un problème institutionnel, mais c’était aussi un problème théorique. C’est le paradoxe de la double centralité que je n’ai pas réussi à résoudre pendant dix-quinze ans. Il y avait forcément une solution, mais je n’arrivais pas à l’attraper. Finalement, on est parvenu à trouver la réponse permettant de surmonter le paradoxe. On est là face à des questions très importantes, très intéressantes, passionnantes pour moi, mais peut-être pas pour vous ?

Que se passe-t-il pour les chômeurs, ou ceux qui ont les moyens de ne pas travailler ? Comment vivent-ils ? Est-ce que pour eux le travail est central ? C’est peut-être marginal ?

Ce n’est pas une question de marginalité, c’est une question de définition. Pour vous, le travail, c’est « le travail salarié ». Mais pas du tout ! Si je travaille comme bénévole et que je vais faire Médecin du monde, je travaille…

Lire la suite sur le site Pratiques, Cahiers de la médecine utopique

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