Ils se sont toisés du regard, on le jurerait. L'espace d'une seconde, les deux hommes se sont jaugés, dans un silence de sacristie. Il y avait d'un côté, sur le mur, ce de Gaulle inédit dans son cadre de verre, photographié au lendemain de la guerre, menton volontaire et... cigare au bec! De l'autre, le propriétaire de ce cliché unique, Roger Thérond: posture de commandeur, oeil de scanner, altier sous le casque d'une chevelure argentée, il semblait traquer on ne sait quel détail microscopique dans le visage du Général (une photo achetée 10 000 francs à un collectionneur). «Regardez-moi cette gueule!» Une photo et le regard d'un homme: là est résumée toute l'histoire de ce patron de presse.

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Ce 17 août 1998, dans ses bureaux de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), le directeur de Paris Match - une mer de sérénité que rien ne saurait remuer, en temps normal - est anxieux pour deux raisons. D'abord, parce qu'il n'est pas totalement sûr de son choix: 900 photos, exhumées de la photothèque du magazine, qu'il vient de sélectionner, une à une, en vue de l'édition de deux volumineux ouvrages (d'ores et déjà pré-vendus à 200 000 exemplaires) retraçant les 50 ans de l'hebdomadaire - la mosaïque d'un demi-siècle d'histoire dessinée en orfèvre par un éternel perfectionniste (1). Ensuite, parce que Roger Thérond a le sentiment que l'entreprise de canonisation programmée sur sa personne par L'Express est de mauvais augure. N'est-ce pas là le signe que le chronomètre de sa longue carrière commence à furieusement s'emballer? Que dans moins de 450 jours maintenant, à la fin de 1999 exactement, le compte à rebours s'achèvera? Et qu'il lui faudra dételer? Après avoir lui-même décidé du jour et de l'heure où il abandonnera - «Pour de bon!» - son fauteuil de tycoon, à l'âge de 74 ans. «La retraite d'un géant», «La fin des années Thérond», écrira-t-on peut-être alors... Au grand dam de l'intéressé, que la perspective de telles hagiographies plonge dans un abîme de perplexité.

Où lit-on mieux que sur un visage? Celui de Roger Thérond ne présente aucune trace de tristesse ni même d'émotion. Rien que de la détermination, de celle que l'on dit farouche, et une dureté bien tempérée: dans son regard ténébreux alternent une étincelle de malice et l'expression d'une indifférence opaque que traduit parfois un sourire contraint. Du fauteuil en cuir noir où il vient de vous installer, la vue est parfaite. On y filme, comme au ralenti, le maître des lieux. L'âge aidant, les arêtes de son visage, osseux et raviné, se sont effilées. Thérond, dont le regard clair surprend chez un Méditerranéen né à Sète (Hérault), en octobre 1925 - ses amarres - trahit son tempérament par le mouvement de ses mains. Avec son profil taillé à la serpe et ses vêtements sobres (une chemise bleu foncé portée, ce jour-là, sur un pantalon de toile sombre), Thérond a l'air d'un séminariste en civil. Sphinx bougon, talentueux, rigoureux, intransigeant, abrupt à l'occasion - l'entourage, qui craint ses gnons, se tient à carreau. C'est ainsi que le dépeignent ses intimes. On le dit aussi solitaire, secret et misanthrope; il vous reçoit pourtant tranquillement, se montre chaleureux, caustique, disponible. Impassible sous l'avalanche des qualificatifs, l'intéressé constate sobrement: «Ce n'est pas forcément juste.» Et vous laisse en plan dans l'un de ces silences qui ponctuent sa conversation. Car cet homme, qui a passé une bonne partie de sa vie à interroger ses contemporains, n'aime pas les bavardages approximatifs. De fait, lorsqu'il consent à se raconter, enfin, c'est avec une extrême minutie. Et quand il démarre, la voix suave, charriant un vocabulaire choisi, estompe alors sa rigueur.

Quelques feuilles imprimées J'ai toujours essayé de faire ce métier avec le souci de la belle ouvrage.» Il s'y applique dès l'enfance. Petit garçon, Roger crée son journal, Tom Pouce: quelques feuilles imprimées par pression qu'il distribue dans la cour du lycée et dont Maurice Clavel (en huitième), Jean Vilar et Georges Brassens (en philo) sont parmi les premiers lecteurs. Décision immédiate et, chez lui, irrévocable: il sera journaliste. Un long chemin escarpé qui le conduit d'abord à L'Echo des étudiants, un hebdomadaire que dirige alors René Barjavel et où ses condisciples ont pour nom Henri-François Rey et François Chalais. Hiver 1945, il s'installe à Paris, avec le titre, cette fois-ci, de correspondant de La Voix de la patrie, un journal communiste, tout en collaborant à L'Ecran français. Thérond a 20 ans. La capitale grelotte. Dans un petit trois-pièces sans chauffage, situé rue de Sèze (VIIIe arrondissement), le jeune homme bivouaque par des températures polaires. A la nuit tombée, il s'enroule dans un tapis, à même le sol, et se promet chaque soir, l'estomac noué par la faim, de déclencher le lendemain sa balise de secours: écrire à Raymond.

«J'ai besoin de toi, Roger» Raymond Castans. Ce journaliste émérite - un Sétois de souche, ce qui ne gâte rien - fut son tuteur dans la profession, avec le Montpelliérain Gaston Bonheur. Leur geste commun: l'avoir pris, gamin, sous leur aile, à la mort de sa mère. Et puis il y a ces petits signes qui ressemblent au destin, comme ce coup de téléphone, un beau matin. A l'autre bout du fil, Bonheur, justement, qui tient alors les rênes de l'hebdomadaire Samedi soir: «J'ai besoin de toi, Roger. Deux pages à faire sur le cinéma.» Et d'ajouter: «T'inquiète pas. Tu me dictes. Et j'écrirai.» Les quelques notes manuscrites que Thérond rédige ainsi, à l'occasion, seront son visa: quand, le 25 mars 1949, Jean Prouvost relance l'hebdomadaire sportif Match, sous le titre Paris Match, il en confie la réalisation à une équipe jeune, autour d'Hervé Mille, Raymond Cartier, Philippe Boegner, Kléber Haedens, Gaston Bonheur et Roger Thérond. Le plus jeune a 26 ans, le plus vieux, 32 ans. Une joyeuse bande que viennent renforcer quelques rewriters de luxe, les écrivains Jean Anouilh et Marcel Pagnol. L'industriel, qui veut les meilleurs, ne lésine pas sur le nerf de la guerre: l'argent coule à flots. Le «Croc'», surnom donné à Prouvost, paie sa rédaction à prix d'or, s'enquiert du moindre de ses besoins, consent à ses journalistes avantages et primes à gogo. Va même jusqu'à leur offrir, royal, l'assurance de leur voiture ou des séjours dans sa somptueuse propriété du Couloubrier, près de Grasse (Alpes-Maritimes). Quand il parcourt les couloirs de son journal, un essaim le suit avec déférence, happant la moindre consigne - «Faudrait me voir ça, penser à cela, appeler machin...»

Et il y a là Thérond, à qui Prouvost manifeste un intérêt tout particulier. Surtout depuis qu'il l'a littéralement estomaqué. La scène eut pour cadre la traditionnelle conférence de rédaction de Paris Match. Discourant sur la destinée d'Alexandre le Grand, l'industriel se mit à s'interroger, l'air songeur: «Alexandre a livré deux grandes batailles contre Darios, le roi des Perses. La première fut Issos. Mais la seconde... Quelle était donc la seconde?» Et Thérond de lancer du bout de la table, au milieu d'un silence de plomb: «Gaugamèles, patron...» Pile dans le mille.

Dès lors, tout lui sourira, ou presque. Que manque-t-il à son bonheur? Que Jean Prouvost le convie à sa table. Ce sera chose faite quand ce dernier lui ouvrira les portes de sa propriété d'Yvoy-le-Marron (Loir-et-Cher), en Sologne, ce saint des saints où seule une poignée d'initiés dispose alors d'un rond de serviette. Du coup, quand, en 1964, Gaston Bonheur tombe en disgrâce, victime notamment de ses prises de position (tièdes) à l'égard de l'OAS, Prouvost dira simplement à ceux qui s'enquièrent de l'avenir de son journal: «Match? Je le fais avec un jeune.»

L'aimant et la limaille Avec deux, aurait-il pu dire. Car il y a quelqu'un d'autre qui a entamé à la fin des années 40, à Match, un fulgurant parcours, aussi candide dans l'apparence que réfléchi dans la programmation personnelle, et que l'on croise aux côtés de Thérond dans les coursives du magazine: Daniel Filipacchi. Ce photographe, âgé d'à peine 25 ans, est son double. Ils ont fait ensemble leur premier reportage - un sujet sur Dany Robin et Georges Marchal. Ensemble, ils ont sillonné le Paris noctambule et ses boîtes de jazz. Parlant musique et photo. Fourmillant d'idées. Rêvant d'émissions de radio et de projets de journaux. L'un, Thérond, créera le sien, plus tard, avec le lancement de Photo, un magazine dont il est aujourd'hui l'unique propriétaire, après qu'il en eut racheté, tout récemment, les dernières parts à Jean-Luc Lagardère. L'autre, Filipacchi, bâtira tout simplement un empire (Salut les copains, Lui, etc.). Thérond et Filipacchi? C'est l'aimant et la limaille, sans que l'on sache qui de l'un attire l'autre. Quarante ans après, les deux hommes partagent la même complicité. Un seul appel vient interrompre notre conversation: celui de Daniel Filipacchi cabotant à bord de son yacht au fin fond des îles Caraïbes. «C'était lui», dira simplement Thérond, l'oeil en fête. Avant de revenir aussitôt à l'évocation de sa carrière.

Roger Thérond n'aime pas raconter ses carambolages. L'épisode qui le vit - ainsi que d'autres figures du journal, comme André Lacaze - quitter Match avec fracas, en 1968, au terme d'un conflit, épique, avec Jean Prouvost, relève du sujet tabou. «Ce fut dur, confesse-t-il sobrement. J'étais de ceux qui animaient la société des journalistes, qui pensaient que le redressement de Match, alors sur le déclin, passait par de profondes réformes... Il m'a convoqué. Et cela s'est mal passé...» Bien des années plus tard, Filipacchi reverra l'industriel et lui demandera: «Mais pourquoi avoir viré Roger?» Et son interlocuteur de lui répondre: «Je me suis trompé.» «En fait, poursuit Roger Thérond, Prouvost croyait que je voulais lui dérober son journal...» Lui ne le veut pas, mais Filipacchi, si! Ce garçon, qui a de l'appétit dès qu'il s'agit d'encre et de papier, attend huit ans avant de jeter son dévolu sur le magazine: le 18 juin 1976, il casse sa tirelire et rachète Paris Match pour une quinzaine de millions de francs. «Je n'étais que l'empereur du cul, donc politiquement inoffensif, confesse aujourd'hui l'intéressé. Moyennant la suppression de 52 chauffeurs et de 75 chefs comptables, j'avais la conviction de pouvoir transformer ce paquebot en une formule 1 des mers.» Un navire dont Thérond sera le skipper. Après avoir décliné une offre juteuse de Jean-Jacques Servan-Schreiber pour L'Express. «JJSS? C'est Manhattan, 2 000 mètres carrés de bureau et une rente de situation. Match, c'est l'inverse, le Far West et une tonne d'emmerdes», lui dira le fondateur de Publicis, Marcel Bleustein-Blanchet, que Thérond est allé consulter, avant de rejoindre Filipacchi dans ses nouveaux bureaux des Champs-Elysées. «J'ai choisi la conquête de l'Ouest...», résume-t-il aujourd'hui. Puis d'ajouter, avec son air de chanoine ascétique et un zeste d'émotion dans la voix, plus rauque: «Match, pour la vie.»

Les deux hommes ont débarqué un beau matin, avec la ferme intention de chambouler les habitudes de la maison. De casser les cloisons, de nettoyer les placards et de remettre dans le sens de la marche cette armée de rentiers. Fin des fastes et des frasques de l'ère Prouvost! Même si les moyens déployés demeurent considérables. «Un seul regard suffisait, nous n'avions pas besoin de nous parler pour savoir ce qu'il fallait faire de ce journal, quelle photo choisir, quel reportage privilégier», se souvient Filipacchi. Il en sort un «magazine d'actualité chaude», fondé sur la vie des gens célèbres, du people avant l'heure. «Avec Roger, dont j'admirais la culture générale, poursuit-il, c'était gagné d'avance.» Le savoir-faire n'excluant pas la chance, Mao meurt le 9 septembre 1976, à la veille de la relance effective du journal. Et Thérond d'enclencher la machine: la silhouette du Timonier s'étale le lendemain à la Une - en noir et blanc, «une vraie gageure». Suivent 16 pages de photos retraçant toute la destinée du leader chinois. Bingo! Paris Match, dont les ventes sont tombées à 400 000 exemplaires, fait un vrai carton: 1,8 million d'exemplaires vendus. Vingt-deux ans ont passé et la célèbre couverture s'affiche toujours dans les étages. Avec ce détail qui en dit long sur l'importance symbolique que revêt ce numéro: soigneusement encadrée, la Une talisman a été réimprimée dans un format légèrement supérieur aux autres. Comme s'il fallait que le visiteur ne manque pas ce point d'exclamation en pénétrant dans la maison.

L'art de Roger Thérond passe par lui seul. Un savoir-faire non transmissible. L'homme gouverne et contrôle tout. Jusqu'à l'horoscope et aux recettes de cuisine que publie le magazine. Rien ne lui échappe. «C'est un lièvre dans un champ de betteraves, un chat qui capte tout», explique un journaliste. Il n'empêche: en dépit de ses coups de menton, Thérond, qui sait se montrer intraitable pour un reportage mal fichu, pour un papier mal écrit - «et parce qu'il n'est pas de respect sans crainte», confie l'un de ses seconds - est souvent en proie au doute. Chacun a pu le voir en conférence se passer doucement la main sur les lèvres et murmurer, à l'évocation d'une idée, «tu crois...», «t'es bien sûr...». Mais, quand la décision tombe, c'est au quart de tour que les choses s'emballent. Le personnage se fait moins moelleux: monté sur ressorts, ce faux placide est toujours prompt à saisir l'occasion. Aimanté par le scoop, Thérond fonce. Lui seul sait où jeter les filets. On l'a vu dépêcher ses troupes sur le terrain, à quelques heures du bouclage. Des équipes de reporters qu'il n'hésite d'ailleurs pas à constituer en doublon, par souci d'objectivité ou quand l'importance de l'événement l'impose. Ce fut le cas avec l'affaire Grégory (un épisode contesté de la vie du journal), sur laquelle Thérond envoya deux groupes de journalistes, qui travaillèrent en parallèle plusieurs mois durant.

Laisser venir les événements L'autre caractéristique du personnage, c'est cette patience à toute épreuve qui permet de laisser les événements venir à soi. Combien de fois a-t-on entendu Thérond marteler des propos définitifs sur la «puissance» de son journal, des slogans guerriers qui ne laissent planer aucun doute sur sa conviction et sur sa détermination: «Les gens, dit-il, ont bien plus besoin de Paris Match que Paris Match n'a besoin d'eux.» En témoignent d'ailleurs quelques anecdotes. Comme celle, récente, concernant Johnny Hallyday. La star - qui boycottait l'hebdomadaire depuis plus de deux ans, après que Roger Thérond eut préféré publier à sa Une, en 1996, une photo de Claude Chirac et de son bébé plutôt qu'un reportage programmé sur le mariage de Johnny - prit contact avec Match, par l'intermédiaire de son entourage, à la veille de ses trois concerts au Stade de France. La paix fut signée. Mais c'est Thérond qui posa les conditions de l'armistice. Qui imposa ses choix: une série de photos - exclusives - de Johnny en compagnie de son fils David.

Et puis, il y a l'oeil. Cet oeil qui fait du patron de Match un cas d'espèce dans la profession. Ce passionné de photographie, à l'origine de la création des Rencontres de Perpignan - la Mecque du photojournalisme - n'a pas son pareil pour choisir un cliché, repérer le détail, l'expression qui magnifie: «Roger a un regard singulier sur les choses et les gens, qui lui permet de transcender la réalité», explique l'un de ses amis, l'ancien PDG d'Havas Pierre Dauzier. Dans ce bunker protégé par un code d'accès à six chiffres qu'est la photothèque de Match, où dorment plus de 6 millions de clichés, Thérond a entreposé des trésors, dont beaucoup n'ont jamais été publiés. Une banque de photos unique en France, constituée au fil des années, sans que jamais les dirigeants du magazine aient regardé à la dépense. On murmure des sommes astronomiques, on prétend même Thérond prêt à tout pour un tirage. Combien? On ne saura pas. C'est tout juste s'il consent à lâcher un chiffre: celui de 40 millions de francs, le budget photo - officiel - du magazine, en 1998. Mais n'attendez pas qu'il lève un coin du voile. Qu'il vous livre quelques recettes. Aux questions trop précises l'homme oppose le fameux «N'avouez jamais». C'est le cas s'il vous prend, comme à nous, la naïveté, à la limite de la provocation, de l'interroger sur l'origine de la fameuse photo de François Mitterrand prise à la dérobée sur son lit de mort. Thérond sourit, puis lâche: «C'est tout? Et quoi encore? Oui, je suis le seul à savoir.» Avant de se refermer aussitôt. Fort Knox.

Parlez-lui, en revanche, de sa photothèque privée, l'une des plus importantes du monde, et là, il sait se montrer intarissable. Voilà une trentaine d'années qu'il a commencé à la constituer, assemblant, une à une, plusieurs milliers de pièces inestimables. Thérond s'est souvent levé à 4 heures du matin pour aller sillonner les marchés aux puces des portes de Saint-Ouen, de Montreuil et de Vanves, à Paris. Plus tard dans la journée, il enchaînait avec les salles des ventes, où il lui arriva d'enlever à l'arraché des pièces uniques, achetées parfois plusieurs centaines de milliers de francs. Entreposée chez lui dans des tiroirs soigneusement numérotés, une partie de cette imposante collection va quitter son domicile, en septembre 1999, pour être exposée à la Maison européenne de la photographie, à Paris - sous le titre «Une passion française» - où une historienne de la photo, Anne de Mondenard, est à la tâche depuis bientôt deux ans: 260 clichés au total, retraçant à eux seuls toute l'histoire de la photographie, de 1840 à nos jours, de Gustave Le Gray à Jacques-Henri Lartigue, en passant par Maurice Tabard ou Man Ray, ses incunables.

Le bal des prétendants Mais son premier jardin secret, c'est sa famille. Installée dans son refuge parisien - une maison noyée dans la verdure, au coeur du XVIe arrondissement - elle est son port d'attache. Il y a là Astrid, sa deuxième épouse, ses trois filles et un fils de 16 ans, dont Jean Cau fut le parrain: ce clan Thérond dont le patriarche parle si peu. «Tout comme l'ayatollah que rien jamais ne fera renoncer à sa tranquillité - pas même si on le jetait tout habillé dans une piscine», écrit le journaliste Gilles Martin-Chauffier (2). «Le Danube» - autre surnom dont l'a affublé une plume de Match, Stéphane Denis - vit dans le secret. Des bouquets de fleurs séchées, une vaste cheminée où brûle un feu en hiver, un grand canapé, une salle de projection où Thérond convie certains de ses amis proches - l'on y croise l'éditeur Bernard Fixot, l'actrice Mireille Darc, Valéry Giscard d'Estaing ou Florette Lartigue - une bibliothèque, où trônent des photos, toutes issues de sa collection, ainsi que quelques-uns de ses auteurs du moment: Paul Valéry, Dostoïevski, Faulkner, etc. Voilà pour son éden. Là où il vivra l'après-Paris Match.

A moins qu'il ne se replie sur sa maison de Tornac, près d'Anduze, dans le Gard, à quelques kilomètres de Générargues, où Raymond Castans passe ses vieux jours. Sujet tabou, irréparable outrage que d'évoquer devant lui la perspective de sa retraite? Plus maintenant. «Il faut savoir quitter la table, dit-il, l'oeil plissé. Mon départ? J'y pense, je l'organise, tranquillement.» Oui, mais quelle foire d'empoigne dans la coulisse. Depuis que le directeur du premier picture magazine de France a annoncé qu'il tirerait sa révérence à la fin de l'année prochaine, les prétendants jouent des coudes. Mais Thérond n'en a cure: peu lui chaut qu'on se bouscule au portillon. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne veille pas au grain. De ce point de vue, Thérond est frappé du syndrome de Volpone: il abattra celui qui voudra endosser le costume de l'héritier sans sa bénédiction. C'est ainsi qu'il a d'ores et déjà déposé deux noms sur le bureau du patron du groupe Matra-Hachette, Jean-Luc Lagardère: ceux du directeur de la rédaction du Journal du dimanche, Alain Genestar, et de son homologue de Télé 7 Jours, Patrick Mahé.

Mais qu'en sera-t-il dans quinze mois, le bal des prétendants ne faisant que commencer? Thérond, lui, se tait. Alors, en dernier recours, on se tourne vers l'oracle, vers Daniel Filipacchi. «Qu'est-ce que j'en sais?» répond ce dernier, tranquillement attablé au café de Flore. Un silence, et cette phrase en guise d'épilogue: «Moi, je n'en vois qu'un seul capable de succéder à Thérond, de reprendre la barre de ce journal difficile entre tous.» Et qui? «Roger!»

(1) Les 50 Ans de Paris Match, 1949-1998. Editions Filipacchi, 295 francs. (2) Les Corrompus (Grasset).